THÉÂTRE: Festival de coups bas

La nouvelle production du TOL, « Sous la ceinture », dissèque avec une méticulosité entomologique les absurdités du monde du travail. Fabienne Zimmer dirige à la baguette trois comédiens au diapason.

Lorsqu’un supérieur
se lâche… (Photo : TOL)

Si la pièce « Below the Belt », écrite par l’Américain Richard Dresser en 1995, a été traduite sous le titre « Sous la ceinture », il faut y voir une référence aux coups de boxe interdits plutôt qu’à des dialogues graveleux. Coups bas, tromperies, cachotteries et manipulations s’y succèdent en effet à un rythme effréné : celui du monde du travail actuel. Les palissades qui bordent une mystérieuse usine et la dressent comme une forteresse dans le désert environnant, tel un ring, fixent les règles de la vie au travail. Elles limitent l’horizon et les réflexions des protagonistes. Tout juste se permettent-ils de temps en temps de rejoindre en pensée leurs épouses, là-bas, dans ce que l’on serait tenté d’appeler le monde réel.

Que fabrique l’entreprise ? Peu importe : on apprendra seulement qu’elle doit produire, et vite. Tellement vite, d’ailleurs, que la rivière qui la longe en deviendra d’abord phosphorescente, puis la proie des flammes. Dobbitt arrive, motivé, pour devenir « vérificateur ». On ne saura jamais en quoi consiste réellement ce travail, pourtant élevé au rang de sacerdoce. Le nouveau venu partage la chambre d’Hanrahan, qui a déjà fait fuir un collègue et déploie dès leur première rencontre des trésors de mesquinerie pour conforter sa maigre position dominante. Mais le mâle dominant, c’est Merkin, le chef vérificateur. Il cajole l’un pour rabaisser l’autre, puis renverse les rôles, dans un tourbillon effréné destiné à asseoir son emprise. D’un coup de sonnette, il somme ses subordonnés. Dans son bureau, une unique chaise pour les visiteurs : lorsque la petite équipe de trois personnes y est au complet, il y a forcément un exclu. Merkin est-il compétent ? Peu importe, en vérité, puisqu’il est le chef.

Évacuer l’absurdité par le rire

« J’ai tout de suite craqué sur cette pièce, car je trouvais qu’elle était criante d’actualité », confie Fabienne Zimmer, la metteuse en scène. Lorsqu’elle l’a lue, elle a tout de suite pensé à la récente vague de suicides dans plusieurs grandes entreprises françaises. Beaucoup de spectateurs lui ont d’ailleurs avoué retrouver dans « Sous la ceinture » les méthodes de management actuelles auxquelles ils ont été confrontés, et qui s’apparentent souvent à un harcèlement à peine déguisé. Pour Fabienne Zimmer, le propos de Richard Dresser est donc de « montrer que derrière ce vernis d’éducation, de capitalisme à outrance, de société qui fonctionne bien, il y a cette horreur ou l’humain n’existe plus pour faire place au rendement et à l’efficacité ».

Énoncé en ces termes, l’argument de la pièce pourrait pousser le spectateur à la dépression, si du moins il n’y est pas déjà sujet car harcelé au travail. Mais le dramaturge américain, avec des accents rappelant l’absurdité paroxystique d’un Ionesco, évite le piège habilement. « Les auteurs anglo-saxons ont ce talent de mettre le doigt là où ça fait mal, mais de le faire avec à la fois réalisme et humour », précise la metteuse en scène. Un humour qu’elle compare avec ce rire nerveux qui peut éclater, comme un exutoire, dans les situations les plus tragiques. En tout cas, « sans le rire, la pièce deviendrait extrêmement lourde ».

Estampillé intemporel

Plus que le théâtre de l’absurde, c’est pourtant l’univers de Terry Gilliam dans « Brazil » qui s’est imposé comme inspiration principale pour Fabienne Zimmer. Dans le film et dans la pièce, on est hors du temps, comme dans une immense métaphore de la société actuelle ou passée. La machine à écrire présente dans les deux n’est pas à prendre à la lettre comme objet de datation, mais plutôt comme symbole de mécanisation. Hanrahan, le vérificateur subalterne mais déjà établi de la pièce, est en bien des points semblables au Lowry du film : pour s’échapper d’un quotidien où il exerce avec soumission un métier aliénant, il s’échappe en rêve, ici à travers les lettres que sa femme lui écrit ; mais l’engrenage infernal du système lui nie toute échappatoire réelle. Clin d’œil au film également, ce tampon dont l’encre exécute avec fracas les sentences de Merkin.

Pour pousser la métaphore de la société dans ses retranchements, la metteuse en scène a eu l’idée de montrer symboliquement trois générations sur scène, qui forment finalement un tout : « Pour moi, les trois sont la déclinaison du même personnage : Dobbitt, c’est le petit jeune qui vient d’arriver et qu’était probablement Merkin deux générations auparavant ; Hanrahan est celui qui survit en éliminant les autres, mais qui reste finalement au même endroit, qui n’évolue pas ; Merkin, c’est le résultat final, car il n’a plus de sentiments, il est devenu un monstre en quelque sorte. » Charge symbolique élevée et humour à faire ressortir comme exutoire : le travail des comédiens n’est pas de tout repos, et les attentes considérables.

Les trois s’en tirent avec les honneurs. Il faut pourtant relever la performance d’Hervé Sogne, dans la peau d’Hanrahan, dont le rôle est peut-être le plus complexe et le plus représentatif du propos de l’auteur. D’abord manipulateur sournois à l’image de son chef Merkin pour mieux rabaisser Dobbitt, il régresse graduellement en raison d’une alliance de circonstances entre ses collègues et de l’échec de son mariage, pour enfin boucler la boucle et se retrouver Gros Jean comme devant. Incarner ce personnage demande une sacrée dose d’énergie, d’autant que la pièce dure près de deux heures. Jean-Marc Barthelemy est convaincant en petit nouveau que le système accule finalement à une violence pourtant bien refoulée, tout comme Claude Frisoni en supérieur impersonnel. Un rôle qui a permis à l’ex-directeur de l’abbaye de Neumünster de répéter dernièrement que « quand on devient chef, on devient con », lui y compris.

Éternel recommencement

L’apport viscéral des comédiens permet d’éviter une trop grande intellectualisation de la pièce, dont l’atmosphère met du temps à s’installer. Elle pourrait sembler longue, jouée sans cette pointe d’humour absurde qui, comme on l’a vu, vient crever de temps en temps l’abcès d’une atmosphère étouffante. Il n’empêche que certaines scènes se plaisent à répéter un propos que le spectateur a probablement déjà assimilé, alors que certaines situations sont évoquées sans forcément être développées jusqu’au maximum de leur potentiel dramatique : que penser par exemple de ces yeux mystérieux qui scrutent l’usine depuis l’extérieur – selon la direction – ou dans son périmètre même – selon les vérificateurs ?

La mise en scène bien pensée et le jeu des comédiens portent donc un texte non exempt de petits défauts. Tout s’imbrique, les décors de
Jeanny Kratochwil jouant habilement des moyens réduits pour laisser un goût d’inachevé que justifie le perpétuel recommencement de l’enfermement dans le travail. Cerise sur le gâteau, et bonne raison d’arriver un peu en avance : le programme musical – outre l’inévitable référence à « Brazil », on l’aura compris – précédant le lever de rideau fait la part belle aux chansons qui évoquent l’univers du travail, afin d’instaurer une ambiance adéquate.

C’est donc à une expérience complète et très symbolique du harcèlement et de la souffrance au travail que nous convie le TOL avec « Sous la ceinture ». Gageons que nombreux seront ceux qui y reconnaîtront des personnages croisés lors de leur vie professionnelle. D’autres, plus lucides ou plus pervers, s’y reconnaîtront même peut-être…

Les 16, 17, 18, 22, 23 et 24 avril à 20h30, au Théâtre ouvert Luxembourg.


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