Commerce équitable
 : « Heureux les pauvres »

Il est théologien, producteur de café au Mexique et père fondateur du commerce équitable. Il était au Luxembourg pour une conférence organisée par Fairtrade Lëtzebuerg. Rendez-vous pour un café avec Frans van der Hoff.

Frans van der Hoff, né en 1939 aux Pays-Bas, est docteur en économie politique et en théologie. Il vit au Mexique depuis 1973. (PHOTO : FAIRTRADE LËTZEBUERG)

Frans van der Hoff, né en 1939 aux Pays-Bas, est docteur en économie politique et en théologie. Il vit au Mexique depuis 1973. (PHOTO : FAIRTRADE LËTZEBUERG)

Frans van der Hoff réfléchit beaucoup. Entre chaque phrase qu’il prononce, son regard parcourt les alentours. Parfois, quelque chose lui vient à l’esprit et on peut deviner un léger sourire sur ses lèvres. Un sourire lui vient aussi aux lèvres quand on lui demande ce qu’il veut boire. « Un café, bien sûr », répond-il alors, « de préférence issu du commerce équitable. » Ou quand il demande s’il peut sortir pour « commettre un petit péché ». Son petit péché, ce sont les cigarettes. Roulées, au tabac « Van Nelle », il en fume beaucoup. Il les roule avec des mains marquées par le travail, pourvues de gros doigts aux ongles noirs. Frans van der Hoff, ou Francisco Vanderhoff Boersma, comme il se fait appeler depuis qu’il vit en Amérique latine, n’attache pas beaucoup de valeur aux apparences. De préférence, il porte un vieux jean délavé et une chemise, un brin trop petite, qui porte l’insigne « Uciri ».

Il naît en 1939 dans une famille d’agriculteurs pauvres au sud des Pays-Bas, au milieu de seize frères et sœurs. Un an plus tard, les nazis occupent le pays. Deux de ses frères ne survivront pas à la guerre. Ils seront exécutés par les Allemands sous les yeux de ses parents. Depuis, entre les Allemands et lui, c’est une histoire compliquée. Jeune, il intègre un monastère tourné vers l’aide aux plus démunis. À Nijmegen, où il fait des études de philosophie et de théologie, il entre en contact avec le mouvement étudiant de la fin des années soixante – il se retrouve même à la tête de l’Union étudiante. En 1968, il part en Tchécoslovaquie, où il vit le printemps de Prague sur les barricades.

« C’est un sentiment bizarre de ne pas avoir de papiers pour prouver qui vous êtes. »

Désillusionné par l’échec de la révolte étudiante en Europe et dans le collimateur des autorités néerlandaises, van der Hoff s’exile d’abord au Canada pour enseigner, puis se découvre une passion pour le Chili, dont Salvador Allende vient de devenir le premier président socialiste. Il s’y rend donc et y devient prêtre ouvrier dans les « barrios » de Santiago. Il s’engage aussi au sein d’un syndicat. Une fois de plus, il perdra ses illusions. Le jour du coup d’État, il est prévenu par un capitaine de l’armée : « Il m’a dit de quitter le pays le plus vite possible », se rappelle-t-il. Puis, avec le sourire aux lèvres : « Pinochet n’aimait pas les syndicats, allez savoir pourquoi… »

Il se réfugie d’abord au nord du Chili, puis au Pérou. De là, il est envoyé au Mexique par Sergio Méndez, un évêque mexicain adepte de la théologie de la libération. « J’ai donc rebroussé chemin, sans argent, sans passeport », raconte-t-il. « C’est un sentiment bizarre de ne pas avoir de papiers pour prouver qui vous êtes. »

À Mexico, van der Hoff s’occupe de réfugiés d’autres pays latino-américains qui affluent au pays. Pour gagner de l’argent, il travaille dans une usine Ford, où il adhère une fois de plus à un syndicat – ce qui lui vaudra le licenciement. Depuis la capitale du Mexique, il soutient les activités du FSLN (Front sandiniste de libération nationale) au Nicaragua. « C’était une époque très tourmentée au Mexique, avec des mouvements sociaux qui émergeaient partout », se souvient le prêtre ouvrier. Une fois de plus dans le collimateur des autorités, il est envoyé, en 1980, dans le diocèse d’Oaxaca, région montagneuse du sud du Mexique, pour se faire oublier un peu. « J’ai visité les villages et j’ai assisté un religieux très engagé pour la cause des indigènes », se rappelle Frans van der Hoff. « Mais, au bout d’un moment, il fallait aussi que je mange. » Alors il commence à travailler comme cueilleur de café.

La production de café dans cette région existe depuis la fin du 19e siècle. Compte tenu de son isolement géographique et donc des difficultés d’accès, les conditions de travail y sont précaires.

En 1981, van der Hoff assiste à une réunion d’une centaine de caféiculteurs qui veulent se constituer en coopérative, dans l’espoir d’améliorer leurs conditions de travail et de vie. Cette réunion jettera les bases de la création de l’Unión de comunidades indígenas de la región del Istmo en 1983 – l’Uciri, dont van der Hoff porte l’insigne sur sa chemise. L’organisation compte aujourd’hui plus de 2.700 membres, regroupés dans une bonne cinquantaine de communautés.

Très vite, l’Uciri entre en contact avec le mouvement du « commerce alternatif », l’ancêtre du commerce équitable. En 1985, le « padre » rencontre Nico Roozen de l’ONG « Solidaridad ». « Avant, cette ONG se limitait à envoyer de l’argent aux pays en voie de développement », se remémore-t-il. « Mais ils se sont vite aperçus que c’était à peu près la pire chose qu’ils pouvaient faire. Ils ont compris que pour combattre la misère et l’exploitation il fallait s’intéresser aux questions structurelles. »

« L’idée du commerce équitable est en quelque sorte de créer un capitalisme à visage humain – et de le détruire ensuite. »

L’idée d’un « label » pour marquer les biens de consommation produits dans de meilleures conditions de travail émerge. Le premier paquet de café équitable, issu de l’Uciri, est remis aux mains du prince Klaus – époux de la reine Beatrix – par le lauréat du « prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel » Jan Tinderbergen en 1988. « Max Havelaar » est né. Le nom du label est tiré du titre d’un roman d’Eduard Douwes Dekker, qui dénonce les conditions de vie et de travail des paysans javanais dans les Indes néerlandaises.

À ses débuts, Max Havelaar se voit confronté à la résistance des boutiques de « commerce alternatif » déjà existantes. « Il y avait de nombreuses disputes, qui pouvaient même déboucher sur des bastons », rigole Frans van der Hoff. Mais rapidement, des succursales Max Havelaar apparaissent dans d’autres pays européens. Au Luxembourg, « Transfair » a été fondé en 1992.

Changer le monde à travers le commerce équitable ? « Impossible », pour van der Hoff. « Le mouvement Fairtrade en soi ne peut pas changer le monde », affirme-t-il. « Avec des mouvements comme Via Campesina (réseau international d’organisations paysannes, ndlr), les écologistes, les altermondialistes, il sera peut-être possible, à moyen terme, de créer la conviction qu’un changement est nécessaire », estime-t-il. « L’idée du commerce équitable est en quelque sorte de créer un capitalisme à visage humain – et de le détruire ensuite. Dès lors qu’il y a des exigences éthiques et écologiques envers le capitalisme néolibéral, il est voué à l’échec. Le capitalisme ne supporte pas l’interférence de forces extérieures dans le marché. »

« Conclure des accords avec des multinationales comme Nestlé, c’est contribuer au ‘greenwashing’. »

Si la crise financière de 2007-2008 a été perçue comme une catastrophe dans les pays du Nord, pour van der Hoff, elle a plutôt été une bénédiction. « Nous l’appelons ‘un don de Dieu’ », explique-t-il. « La crise a démontré que toute cette idée du marché qui s’autorégulait, la ‘main invisible’, ne fonctionnait pas. Enfin, ils se sont lassés de danser autour du veau d’or. Et puis le veau d’or s’est cassé la gueule. » Le sauvetage des banques avec de l’argent public ? « Une tentative de dissimulation. »

En 2010, le prêtre qui dit « haïr la charité » a publié un ouvrage intitulé « Le manifeste des pauvres ». Le sous-titre : « Les solutions viennent d’en bas ». C’est que, comme il le développe dans le livre, « il y a de l’espoir dans les valeurs véhiculées par les pauvres, ceux d’en bas, les déshérités ». Le manifeste est un document de discussion, un appel en faveur de ce que van der Hoff appelle « une économie de la pauvreté décente » : « Il n’y a rien de mauvais dans une pauvreté décente, où tous les besoins de base – nourriture, travail, terre, éducation, logement, santé – seraient couverts, mais sans plus. »

Il a présenté son livre devant l’Assemblée nationale française et il sait que François Hollande avait le livre sur son bureau. « Mais je ne suis pas sûr qu’il l’ait lu », avoue-t-il avec un léger sourire.

C’est aussi en France qu’il dit avoir découvert que la démocratie ne fonctionnait pas. « Jacques Chirac, avec qui j’entretiens des liens amicaux, m’a avoué qu’il était bien le président, mais pas pour autant le dirigeant de la France. Il m’a dit que si demain il faisait quelque chose qui allait à l’encontre de ce que voulaient les grands PDG, ils mettraient quelqu’un d’autre à sa place. » C’est aussi Chirac qui l’a décoré de la Légion d’honneur en 2005. « On a eu une discussion très intense dans son bureau. À la fin, nous sommes descendus et, quand il a vu les journalistes, il a dit : ‘Maintenant, je dois remettre mon chapeau de président !’ »

S’il est un des pères fondateurs du mouvement Fairtrade, van der Hoff n’en demeure pas moins critique vis-à-vis de ses évolutions les plus récentes : « Conclure des accords avec des multinationales comme Nestlé, un des plus grands exploiteurs dans le monde, qui met un pourcentage ridicule de café équitable dans ses produits pour pouvoir se doter du label Fairtrade, c’est contribuer au ‘greenwashing’. Nestlé, qui détient environ 85 pour cent de la production de café au Mexique, est notre plus grand ennemi là-bas. Alors, je ne dis pas forcément qu’il faut le combattre, mais conclure des accords avec ? »

Même son de cloche pour les accords signés entre Fairtrade Labelling Organizations et le géant du café Starbucks : « Le PDG de Starbucks nous l’a avoué lui-même : s’ils utilisent une petite partie de café équitable, c’est uniquement pour faire encore plus de profits. À ce moment-là, moi je dis : si c’est comme ça, ‘get the hell out of here’ ! Cela n’est pas du commerce équitable ! »

« Enfin, ils se sont lassés de danser autour du veau d’or. Et puis le veau d’or s’est cassé la gueule. »

Après son séjour de trois jours au Luxembourg, où il a tenu une conférence intitulée « Making Trade Fairer ? Unlocking the Power of the Many », van der Hoff sera aux Pays-Bas pour rendre visite à « quelques gens ». Puis, il retournera au Mexique, dans son petit village d’Oaxaca. C’est là qu’il se sent à la maison, qu’il se dit le plus heureux. « Je me lève à six heures du matin pour donner à manger à mes poules. Puis je bois mon café et je prends mon petit-déjeuner, et je pars en ville pour savoir le travail qu’il y a à faire. Parfois, j’y reste pour des réunions, sinon je pars dans les montagnes. Si tout va bien, je rentre à la maison avant 17 heures. Je me mets dans mon hamac et, à 21 heures, je dors. » Il dort dehors toutes les nuits, raconte-t-il encore. Et il n’a pas de télévision : « Nous sommes des paysans bio, nous prenons soin de la terre mère. Mais nous devons aussi prendre soin de nos cerveaux, pour qu’ils ne soient pas empoisonnés. On nous dit que la télévision est un moyen de communication, mais ça ne fonctionne que dans une direction. Quand la dame à la télé raconte n’importe quoi, je ne peux pas lui dire : ‘Casse-toi !’ »

Frans van der Hoff réfléchit longuement. Il prend une gorgée de café, puis il reprend : « Vous savez, il y a un livre qui s’appelle la Bible. Dans ce livre, il y a une phrase de Jésus très importante à mes yeux. C’est autant un message religieux qu’une affirmation politique très forte. Il dit : ‘Heureux, vous les pauvres, car le royaume de Dieu est à vous.’ »

Manifeste des pauvres : les solutions viennent d’en bas, paru en français aux Éditions Encre d’Orient, 80 pages.

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