Digital storytelling : Nouveaux chemins vers la réalité

La semaine dernière a eu lieu un « Wierkstadsgespréich » organisé par le CNA, la radio 100,7 et le woxx – en marge du finissage de l’exposition « Something Real » et de la présentation d’une master class sur le sujet. Compte rendu.

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La ronde : Julie Schroell, Carine et Elisabeth Krecké, les modérateurs et Karolina Markiewicz avec Pascal Piron. (Photo : © Romain Girtgen, CNA)

Depuis quelques années, le « digital storytelling » prend de l’ampleur. Un phénomène normal qui témoigne du fait que les artistes commencent à saisir et à se servir plus amplement des nouvelles technologies de l’information. Des technologies qui – comme leur nom le trahit – étaient jusqu’à présent plutôt réservées à la production de l’information par les médias, les grands surtout. Que l’ère digitale ait eu des répercussions sur notre façon de consommer de l’information aussi bien que sur la façon dont les discours sont construits est une évidence. Les choses deviennent plus complexes quand les artistes s’en emparent. Et cela pour une bonne raison : la plupart des projets multimédias sont aussi liés à de la documentation. C’est le désir d’utiliser les technologies pour jeter un autre regard sur le monde qui nous entoure qui domine pour l’instant, du moins dans la façon dont les artistes appréhendent ces nouvelles technologies.

Plusieurs exemples ont été récemment montrés au CNA. À côté de l’exposition collective, c’est surtout le projet « Le grand incendie » de Samuel Bollendorf qui illustre à merveille comment une vision artistique et l’utilisation de technologies multimédias peuvent créer une autre perspective sur des drames humains – comme les suicides au travail, son thème central (voir woxx 1342).

C’est donc aussi sous cette perspective qu’était entamée la table ronde « Is Digital Storytelling Something Real ». Avec comme participant-e-s : Julie Schroell, connue pour ses documentaires et qui a présenté deux projets, un sur la caste des Dalits en Inde et l’autre sur le controversé nouveau canal qui devra traverser le Nicaragua ; les sœurs Elisabeth et Carine Krecké qui présenteront en 2016 leur projet « Error 404 – Image Not Found » au CNA, dans lequel elles opposeront les images obtenues par le biais de Google Street View et la brutalité quotidienne de la ville de Ciudad Juárez au Mexique ; et finalement Karolina Markiewicz et Pascal Piron qui viennent de sortir « Mos Stellarium » – un documentaire sur des mineurs réfugiés au Luxembourg qui par son format dépasse le gabarit documentaire usuel et crée une empathie poétique entre spectateur et sujet (voir woxx 1346).

Le premier round tentait de comprendre justement les liens entre réalité et subjectivité. Pour Carine Krecké, qui avec sa sœur s’est concentrée sur les féminicides de Ciudad Juárez par le biais des images Google – bien qu’elles se soient rendues sur place dans les années 1990 -, « il n’y a pas de réalité. Nous sommes bombardés en permanence avec de la réalité. C’est plutôt une hyperréalité, qui est transformée en permanence par les médias. C’est pourquoi nous nous sommes intéressées aux réalités produites par les caméras de surveillance de Google. On a même utilisé le moteur de recherche pour trouver la ville la plus dangereuse au monde et on est tombées sur Ciudad Juárez. On a voulu ensuite savoir comment Google veut que nous voyions cette ville ».

À partir des images qu’elles obtenaient des rues de la cité, elles ont ensuite commencé à la reconstruire partiellement et à chercher des traces de la violence quotidienne qui la ravage. Et elles en ont trouvé et archivé – même si la plupart sont censurées à présent. « C’est donc un travail sur l’image, sur cette représentation ultraobjective de la violence de Ciudad Juárez », rappelle Carine Krecké.

Utiliser la poésie pour montrer ce qu’on ne peut pas montrer autrement

Le hic, c’est que, pour l’exposition, elles ne pourront pas montrer les résultats de leurs recherches, pour des raisons de droit d’auteur. Ce qui fait vraiment froid dans le dos : « On peut se poser la question de savoir si Google n’est pas en train de s’approprier l’ensemble des prises de vue de notre Terre. Ce n’est pas qu’à Juárez : cette entreprise capte le monde entier par ce dispositif. Et donc, d’une certaine façon, l’image du monde entier lui appartient. » C’est pourquoi elles ont décidé de montrer autrement ces images – en les remplaçant par des poésies, qui se sont vu d’ailleurs attribuer le troisième prix de la catégorie adultes du Concours national littéraire cette année. Une façon non seulement de contrer le géant de l’informatique, mais aussi d’utiliser les moyens d’expression artistique pour montrer ce qu’on ne peut pas montrer.

Ce qui ouvre la voie à une autre question : entre poésie et documentaire, n’y aurait-il pas un clash ? Pour Pascal Piron, c’est plutôt non : « La réalité est un concept très abstrait. Toute documentation du réel se fait par une distance à celui-ci. Et donc devient une fiction. On peut toujours partir de la réalité. Mais au moment où on prend une caméra, on fait des choix, des filtres. Des filtres qui sont partout dans notre culture. On voulait faire un documentaire mais pas un reportage. » Pour Karolina Markiewicz, « un documentaire est plutôt une fiction que la réalité. Dès qu’on met quelqu’un devant une caméra, la personne commence à jouer. Moi, j’ai l’impression qu’on fait ressortir des mythes par notre travail. »

Pourtant, il faut aussi se poser cette question : si on change de filtre, de façon de raconter, ne se superpose-t-on pas aux formats traditionnels – qui sont peut-être aussi épuisés – pour créer un nouveau discours, prétendant à plus de véracité sans pourtant pouvoir l’atteindre ? Finalement non. Si certains moyens du digital storytelling peuvent en effet servir à montrer des choses qui ne peuvent pas être montrées, cela ne veut pas dire que cette nouvelle façon de raconter prétend à plus de vérité. Un des projets de la master class l’a d’ailleurs bien illustré : on y parle des femmes de ménage semi-esclaves du Liban qui ne peuvent témoigner directement et dont les témoignages sont donc introduits à part.

Quant à la relation entre la forme de la narration et le projet – qui prime ? le comment ou le quoi ? -, Pascal Piron a trouvé une équation simple : « Je pense que le projet en tant que produit final se construit de lui-même. On a une idée de l’esthétique peut-être, mais le projet se bâtit tout au long des récits et tout au long des images qu’on récolte. Ce qui ne veut pas dire qu’on n’avait pas d’idées, mais le concret, ça se produit en chemin. » Pour Julie Schroell, « dans le documentaire, c’est toujours intéressant de trouver une forme pour chaque projet. Et avec le monde digital, les masses d’images qui circulent, je pense qu’il y a des sujets qui peuvent être traités de façon classique même en 2015. C’est aussi une question d’actualité et d’immédiateté des images ».

C’est surtout cela aussi le point de séparation entre médias classiques et digital storytelling. Tandis que les premiers sont plutôt des filtres de la réalité immédiate qu’ils doivent transcrire et vendre à leur audience, les autres sont beaucoup plus libérés de ces contraintes – et peuvent se permettre de traiter des sujets à distance et autrement.

Finalement, le digital storytelling ne remplacera donc pas le journalisme classique, mais ces deux éléments sont en symbiose, l’un se nourrissant de l’autre. Peut-être aussi, au fond, une façon d’ouvrir les yeux les uns sur les autres.

Le 20 décembre, la radio 100,7 consacrera une émission à la table ronde.

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