L’« Atlas des langues en danger » de l’Unesco a un mérite : grâce ou à cause de son manque de sérieux, il permet de prouver le contraire de ce qu’il avance. A savoir la vulnérabilité du luxembourgeois.
Certain-e-s ont dû se frotter les mains. Lorsque, il y a quelques jours, le public luxembourgeois prit connaissance de la parution de la nouvelle édition de l’atlas des langues en danger publié par l’Unesco au mois de février, nul doute que les Cassandres de l’avenir de la langue et de l’« identité » luxembourgeoise se sont vues confirmées leurs prédictions les plus obscures. Le luxembourgeois serait une langue vulnérable. C’est officiel. Après tout, c’est l’Unesco qui le dit, une sous-organisation des Nations unies. Et les Nations unies ont forcément raison, tant elles se situent au-dessus de la mêlée.
Un peu trop peut-être. Car voilà, la validité et le sérieux des conclusions de l’Unesco ne sont pas établies. Déjà, rien que la méthodologie employée laisse dubitatif. La personne en charge de l’étude, un Finlandais, indique comme source un certain Christian Heinen, qui serait un activiste de l’association « Areler Land a Sprooch », ce qui en dit long sur la diversité et l’objectivité des sources. De plus, l’atlas énumère 300.000 locuteurs luxembourgeois. D’où tire-t-il ce chiffre ? « Il semble que l’on ait simplement pris en compte le nombre de détenteurs de la nationalité luxembourgeoise, aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur du pays », explique Fernand Fehlen, sociologue à l’Université du Luxembourg et expert de la situation linguistique du pays, qui qualifie cette approche d’« ethnoculturaliste ».
En tout cas, les résultats obtenus par Fehlen sont tout autres et de nature à rassurer les pires angoissés de la disparition de l’idiome national. En effet, d’après une enquête, 80 pour cent des résident-e-s parlent le luxembourgeois, ce qui constitue une augmentation par rapport à une enquête précédente datant de 1997. S’ajoute à ce chiffre le taux de frontaliers déclarant parler le luxembourgeois et Fehlen en conclut que le luxembourgeois est parlé, dans une évaluation « conservatrice », par 400.000 personnes. Et de conclure : « Jamais le luxembourgeois n’a été autant parlé et autant enseigné. Jamais le luxembourgeois n’a montré autant de vitalité qu’aujourd’hui ».
Mais si le luxembourgeois se porte mieux que jamais, comment expliquer ces diverses manifestations de peur de sa disparition ? Comment expliquer ce paradoxe ? « Ce phénomène s’explique justement à cause de la montée en puissance du luxembourgeois ! », explique Fehlen, qui observe un changement des statuts des trois langues du pays. Le paradoxe est compréhensible : la conscience linguistique du luxemburgeois a augmenté, tout comme sa pratique, ce qui rend d’autant plus visibles les domaines ou situations où le luxembourgeois est davantage absent. Et si le français était traditionnellement la langue de l’élite, le luxembourgeois tend à le remplacer, vu l’importance de sa maîtrise dans un certain nombre de « secteurs protégés » du marché du travail.
L’on n’enterre pas les vivants
Aussi, n’est-il pas étonnant qu’à la droite de l’échiquier politique, l’ADR, qui revêt depuis un certain temps l’habit de l’unique défenseur de la langue luxembourgeoise face aux autres partis qui en seraient les « fossoyeurs », ait cette semaine officiellement entamé son flirt avec la fonction publique. Il reste évident que, contrairement à la majorité des emplois du secteur privé, la maîtrise du luxembourgeois constitue, peut-être plus que les compétences professionnelles, le ticket d’entrée principal pour ces emplois protégés et relativement bien rémunérés. L’ouverture intégrale de la fonction publique aux non Luxembourgeois chamboulerait fondamentalement le marché de l’emploi national.
D’ailleurs, le qualificatif de l’atlas ne prend pas compte les réalités. En effet, l’atlas de l’Unesco range les langues en danger sur une échelle de un à cinq (« vulnérable », « en danger », « sérieusement en danger », « en situation critique » et « éteinte »), selon un certain nombre de critères. La catégorie « vulnérable », celle où se trouve donc le luxembourgeois, est définie de la sorte : « la plupart des enfants parlent la langue, mais elle peut être restreinte à certains domaines (p.e. la maison) ». « Sur ce point, je peux donner mon accord concernant le luxembourgeois », explique Fehlen. Nul besoin d’avoir de grandes compétences en linguistique pour savoir que la pratique du luxembourgeois ne se retrouve pas dans tous les domaines de la vie quotidienne du pays.
Mais est-elle pour autant en danger ? C’est l’inconvénient de l’atlas, qui ignore les structures sociopolitiques et socioculturelles, pourtant fondamentales à l’étude des langues. Comme si aux yeux des auteurs, il n’existait qu’une catégorie de pays multilingues. Prenons l’exemple de la Belgique ou de la Suisse. Si ces deux pays sont similaires dans le sens d’une répartition géographique de la pratique des différentes langues qui y sont parlées, ils se distinguent déjà par leurs politiques linguistiques et leurs conséquences : si la situation multilingue belge va jusqu’à mettre en question l’existence même de la nation, c’est le contraire en Suisse. Analyser des situations linguistiques et conclure de l’avenir de certaines langues sans se donner la peine de connaître la spécificité nationale ou régionale peut donc conduire à des erreurs d’appréciations majeures.
Ainsi, s’il est vrai que le luxembourgeois n’est pas pratiqué dans tous les domaines, il ne peut mériter le qualificatif de « vulnérable » que lui attribue l’Unesco. Comme nous l’avons vu plus haut, cette langue a gagné en vitalité. Et les nouvelles technologies n’y sont pas étrangères : les « sms » et les courriers électroniques sont à l’origine d’un phénomène quasiment inédit dans l’histoire de la langue luxembourgeoise, à savoir la démocratisation épistolaire du luxembourgeois. Avant l’avènement de ces modes de communication, la communication écrite entre luxembourgophones ne se faisait quasiment jamais dans la langue maternelle, mais essentiellement en allemand ou en français pour les catégories sociales plus élevées ou les élites intellectuelles. Et il suffit de jeter un oeil dans les innombrables forums de discussions pour constater que l’on y débat de manière quasi exclusive dans la langue de Dicks – souvent d’ailleurs, pour certains, pour se plaindre du dépérissement de cette dernière… Vulnérable le luxembourgeois, alors qu’il a conquis le monde virtuel ?
Par ailleurs, force est de constater également que les secondes générations d’immigré-e-s, donc leurs enfants nés au Luxembourg, assimilent le luxembourgeois. Ce phénomène n’est pas nouveau. Dans un article datant de 1977 (!), la linguiste Delfina Beirão notait que « Les Portugais de la première génération utilisent beaucoup de mots français dans leurs conversations en portugais, de même que leurs enfants, ceux-ci utilisant cependant davantage de mots luxembourgeois ».
Ainsi, le luxembourgeois s’immisce dans les familles d’origine non luxembourgophones. C’est un des facteurs de vitalité de la langue, la transmission intergénérationnelle, qui est rempli. Loin donc de son extinction, angoisse existentielle d’une partie de la population. D’ailleurs, il convient de s’interroger sur le concept d’extinction d’une langue, comme s’il s’agissait d’une espèce de la biosphère. Sur ce point, l’Unesco établit un parallèle étonnant, en liant la diversité des langues à la biodiversité. « L’atlas a une approche relativement statique des langues. Comme si une langue était un `être‘ qu’il s’agit de protéger », estime Fernand Fehlen. Cette logique s’aventure sur un sol glissant, plaçant la langue dans une logique essentialiste, comme d’autres le font avec la nation ou le « peuple ».
Considérer une langue comme un être statique et génétique est une aberration et ne prend pas en considération que les langues sont des bâtards linguistiques en brassage et en évolution permanente, accédant à leur statut de dominant ou de dominé par le biais de choix et de situations politiques. Cela ressort plus clairement dans la distinction établie entre « langue » et « dialecte », rejetée par la plupart des linguistes. Si le luxembourgeois est considéré comme langue au sein des frontières grand-ducales et de « patois » dans les régions frontalières françaises, c’est aussi parce que ce petit Etat, a intégré la pratique de l’idiome dans sa mythologie fondatrice. Le luxembourgeois évoluera, s’éteindra peut-être un jour ou aura fortement muté, comme, qui sait, l’italien ou le russe. Mais il ne sert à rien de s’effrayer des chimères qui voudraient qu’une langue, comme le diable de Tasmanie, se voie décimée par des hordes barbares venues d’horizons différents.