Un phare pour le CNA : Montrer et voir

La visite de « The Bitter Years » s’impose, ne serait-ce que pour le cadre extraordinaire dans lequel elle est présentée.

Photo de migrants. Fasciner pour mieux signifier, un art.

Une voiture lourdement chargée, plus loin, une autre, qui ne l’est pas moins, en train de remorquer la première. Au premier plan, dans la boue au bord de la route, de nombreuses traces de pneus dans tous les sens. La photo prise par Dorothea Lange est emblématique du thème de la migration. Elle est exposée dans l’espace du haut du château d’eau à côté du CNA, nouvellement aménagé pour accueillir « The Bitter Years ».

Cela fait dix ans qu’on attendait l’ouverture de cette exposition mythique et controversée. En puisant dans des archives des années 1930, Edward Steichen l’avait assemblée en 1962, cinq ans plus tard il la légua à son pays natal. Au CNA, c’est en quelque sorte une troisième lecture qui devra être faite de ces photos. En effet, les images, conçues pour accompagner les programmes du « New Deal » (voir Au-delà de l’amertume), ont été réinterprétées par Steichen pour une sorte d’hommage à « son Amérique ». A l’époque, en exposant des photos de reportage au vénérable Museum of Modern Art (Moma), Steichen espérait favoriser la reconnaissance de cette forme d’expression par l’establishment artistique. Aujourd’hui, les images de photographes connu-e-s comme Lange ont effectivement franchi les portes des musées, mais aussi des salles de vente. Au point où il faudrait presque rappeler que ces photos, en plus de leur qualité artistique, comportent un message politique.

Que le monde est joli !

Le Luxembourg ayant reçu les tirages originaux de « The Bitter Years », a fait le choix de les considérer d’abord non pas comme des vecteurs de communication, ni comme des oeuvres d’art, mais comme une sorte de patrimoine. Sachant que ces tirages n’ont pas été faits par les photographes, et que les images sont toutes disponibles en ligne à la Library of Congress, cette approche se défend. « C’est la double nature des photos : elles sont à la fois image et objet », rappelle Françoise Poos, l’experte luxembourgeoise en « Steichenologie ». Pour elle, refaire les tirages aurait affirmé la nature reproductible d’une image, tandis que le choix de montrer les tirages originaux – avec des détériorations parfois visibles – maintient leur caractère d’objets uniques.

L’accrochage a également été fait selon les notes laissées par Steichen. Comme les photos sont exposées selon les voeux de Steichen – collées sur des planches, sans être protégées par du verre – il a fallu des mesures conservatrices conséquentes : dans le château d’eau, la lumière est tamisée, la température maintenue à 18 degrés et l’humidité à 45 pour cent. Le site choisi pour présenter l’exposition – la tour et la salle des pompes en briques rouges – ne manquent pas de charme. Depuis la plateforme panoramique en haut du château d’eau, la vue est superbe, et le spectacle des vestiges de la sidérurgie et du quartier Italie tisse des liens subtils avec les « années amères » d’outre-Atlantique.

Pourtant, l’espace d’exposition dans le socle de la tour est un peu trop étroit. Le charme de la salle des pompes est d’être peu restaurée – mais elle n’offre pas les aménagements pour accueillir les photos… Ensuite, le haut de la tour – la cuve d’eau – est spacieuse, mais pour des raisons de sécurité n’accueille qu’une vingtaine de personnes à la fois. Enfin, par manque d’espace, on ne pourra exposer que moins de la moitié des images à la fois…

Dialogue difficile

N’aurait-on pas mieux fait de construire un nouveau bâtiment spécialement destiné aux Bitter Years ? Cela aurait permis de rénover le château d’eau – espace d’exposition hors norme – dans la perspective d’y installer des projets temporaires, créés spécifiquement pour cet espace-là. Il n’est pas certain que cela eût couté plus cher. Sans doute que les protagonistes du CNA et des Sites et monuments ont jugé plus sûr de se rabattre sur une entreprise rassemblant deux projets ambitieux. En liant l’installation permanente des Bitter Years et la rénovation de la tour, ils ont rassemblé sous une même bannière deux lobbies… ce qui n’est pas de trop dans le microcosme politique et budgétaire luxembourgeois. Le constat qu’il s’agit d’un compromis rend d’autant plus remarquable ce que les architectes et l’équipe du CNA ont finalement réussi à faire.

Reste à relever le défi de maintenir l’intérêt de la reconstitution d’une exposition de 1962. Comme une relique dans une église, elle peut impulser une activité spirituelle allant au-delà de sa signification purement patrimoniale. A côté d’une mise en contexte historique indispensable (voir article précédant), le CNA envisage de faire interagir « The Bitter Years » avec des travaux d’artistes contemporains. Les deux premières tentatives dans ce sens montrent que cela fonctionne très bien dans un sens et difficilement dans l’autre. En 2009, l’exposition collective « Great expectations » au Casino (woxx 1005), donna lieu à une réflexion intelligente sur le monde d’aujourd’hui – mais peina à se référer à « The Bitter Years ».

L’exposition « Coexistence » de Stephen Gill, actuellement visible au CNA (voir la critique dans notre partie agenda) est « complètement indépendante » selon l’aveu de l’artiste lui-même. Néanmoins, Gill se définit comme photographe documentaire : « Je fais des images qui, même si elles véhiculent peu d’informations directes, reflètent l’époque dans laquelle nous vivons. » Evidemment, son travail n’est pas une simple description de cette époque, mais plutôt une « réaction ». Comme point de départ pour entrer en dialogue avec les « Bitter Years », ce n’est pas si mal.


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