Même s’il n’a pas été un membre fondateur des Verts, l’animal politique François Bausch est devenu leur figure la plus connue, et parfois aussi la plus controversée.
woxx : Comment expliquez-vous votre parcours, celui d’un cheminot trotskiste, membre de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), à un des meneurs d’une coalition écolo-libérale de la ville de Luxembourg ?
François Bausch : La deuxième définition est tout de même discutable. Comme beaucoup d’autres personnes de cette époque, je fus attiré en politique par les événements de Mai 68 et ce qui se passa dans les années 1970. Parmi mes motivations premières d’entrer en politique figuraient sans doute les questions de justice sociale et économique et bien sûr celles concernant le Tiers Monde et les différences entre le Nord et le Sud, tout comme l’écologie et l’engagement pour la nature et contre le nucléaire. Entre 1977 et 1980, j’étais membre à la LCR, mais à un certain moment, j’ai décidé pour moi-même que je devais changer de voie et que, si je voulais vraiment changer quelque chose, je ne pouvais pas rester en dehors des institutions.
Et d’entamer la longue marche à travers les institutions ?
Oui. Pour ce faire, j’ai rejoint le LSAP, que j’ai quitté en 1984. Ce n’était pas un hasard, vu que les socialistes venaient de signer la première grande coalition avec le CSV. Je me souviens encore d’un discours à un congrès du LSAP, où je fustigeais cette coalition, qui, à mes yeux, était nocive pour les socialistes. J’arguais que, dans une grande coalition, les discussions controverses constituaient plutôt une exception et que le poids des socialistes s’en réduirait forcément. Historiquement, j’ai eu raison, vu qu’aujourd’hui le CSV pèse beaucoup plus que les socialistes, alors qu’à l’époque, ils étaient plus ou moins égaux. Une autre raison était que la problématique écologique m’intéressait fortement et que j’étais sûr qu’à travers les mouvements antinucléaires cette question allait devenir cruciale en politique. Et je suivais de près l’évolution des Verts en Allemagne, même si à l’époque je ne croyais pas qu’un tel mouvement pourrait prendre racine au Luxembourg, quand bien même j’étais fort intéressé à y adhérer.
En 1986, quand vous avez rejoint les Verts, leur existence était plutôt précaire.
Il n’y avait pas deux tendances à l’intérieur du parti, mais plutôt cinq, voire plus. Parallèlement, j’étais d’avis que le LSAP avait développé des orientations qui rendaient impossible le débat à l’intérieur du parti. Et puis, la dimension écologique n’était pas prise au sérieux – il ne faut pas oublier qu’à l’époque Robert Goebbels en était une des étoiles montantes.
« Je désapprouve qu’un pays soit asphyxié pendant un demi-siècle par un parti qui occupe toujours les ressorts-clés et donc le vrai pouvoir. »
Dans les archives des Verts de cette époque, on retrouve beaucoup de documents de la tendance « Gramsci » à l’intérieur du parti – dont tous les membres ont été exclus à l’époque. Etait-ce une sorte de mini-« Bad Godesberg » pour les Verts ?
Non, je ne pense pas. Dans la phase entre 1984 et 1994, les luttes intestines du parti étaient beaucoup plus dues à des animosités personnelles qu’à des querelles idéologiques. En ce qui concerne les membres de cette tendance, je constate qu’ils n’avaient aucune volonté de participer constructivement à ce parti. Cela n’avait donc pas grand-chose à voir avec des différences idéologiques. Le « Bad Godesberg » des Verts est venu, à mon avis du moins, une petite décennie plus tard, vers 1994, lors de la fusion entre la GAP (Gréng Alternativ Partei, dont Bausch était membre) et la GLEI (Gréng Lëscht Ekologesch Initiativ de Jup Weber, ndlr) qui ont réussi à dépasser leurs clivages.
Que s’est-il passé pour vous ?
A la fin des années 1980 et début 1990, parallèlement avec d’autres mouvances vertes européennes, la disparité entre ceux qui ne voyaient les Verts que comme une extension de mouvements extraparlementaires et ceux qui étaient d’avis que les Verts devaient être un parti qui parle pour lui-même s’est effacée continuellement, au profit de la deuxième interprétation. On s’est donc distancié des mouvements extraparlementaires.
C’était donc la victoire des « réalistes » contre les « fondamentalistes » ?
Oui et non. Ce n’est pas uniquement une question de « réalistes » et de « fondamentalistes » – d’ailleurs cette question ne s’est jamais posée pour moi. Je peux avoir les mêmes objectifs que quelqu’un qui évolue dans le milieu associatif, ce n’est pas un paradoxe en soi. Pour moi, un mouvement extraparlementaire est extrêmement important, surtout pour un parti comme les Verts, et je suis plus que jamais d’avis que ces mouvements ne devraient pas être liés à un parti, car un parti a un autre rôle à jouer. D’ailleurs, en pratique, cela n’a jamais fonctionné. Dans les années 1980, il y avait par exemple toujours une grande distance entre le Mouvement écologique et nous. Et une fois élus au Parlement, nous ne leur avons pas été davantage utiles. La distribution des rôles n’était pas claire, car on avait les mêmes objectifs stratégiques. Avec comme seule différence que quand on veut fonctionner à l’intérieur des institutions, on en arrive fatidiquement au moment où on doit faire des compromis – par exemple quand on doit entrer dans des coalitions.
Même s’il vous arrive de vous allier, au niveau communal, avec le CSV, vos partenaires les plus fréquents sont le DP et le LSAP. Qui vous va le mieux ?
Cela dépend toujours du programme. Sur le plan économique et social, nous avons plus de choses en commun avec le LSAP qu’avec le DP. Mais si je considère les questions sociétales, nous avons au minimum les mêmes convergences avec le DP, voire plus si on prend en compte le volet concernant les libertés citoyennes. Ce n’est jamais un tableau peint en noir et blanc. Et puis on doit ajouter que le LSAP est imprégné historiquement – de par le mouvement ouvrier d’où il est issu – par une logique industrielle qui minimise parfois la composante écologique. De temps en temps, c’est plus facile d’en discuter avec le DP qu’avec le LSAP. Les socialistes peinent souvent à aborder la transformation écologique de l’industrie.
Est-ce que la fin de l’Etat-CSV figure toujours à l’agenda des Verts ?
Pour moi, le fait qu’un parti est au pouvoir et contrôle l’Etat depuis plus de cinquante ans presque sans interruption est malsain. Cela dit, nous vivons bien sûr dans une démocratie, et le CSV a été élu – mais je ne cache pas que je trouve qu’on devrait changer cette situation, simplement pour des raisons d’hygiène démocratique. D’ailleurs, si les Verts avaient été au pouvoir pendant tout ce temps, je dirais la même chose – parce que je désapprouve qu’un pays soit asphyxié pendant un demi-siècle par un parti qui occupe toujours les ressorts-clés et donc le vrai pouvoir. Cela conduit forcément à un pays irréformable et dont les institutions ne tournent plus rond.
Et si en 2014 après les élections, dans l’hypothèse d’un très bon score pour les Verts lors des élections de 2014, vous avez Jean-Claude Juncker au téléphone qui vous propose des pourparlers de coalition – est-ce que vous lui raccrocheriez au nez ?
La première chose à voir serait le programme, car ce qui compte, ce sont avant tout les contenus. Et puis, c’est aussi une question d’équilibre des pouvoirs. Si le parti de M. Juncker était parmi les vainqueurs, on doit, comme il est d’usage en démocratie, discuter avec lui.
Donc, une coalition avec le CSV n’est pas catégoriquement exclue ?
Non, pour moi c’est une question de programme avant tout. Mais, et c’est là le plus important, il n’y aura pas de tabous pour nous. Par exemple, si nous envisagions une telle coalition, la question de la séparation entre l’église et l’Etat ne serait pas taboue. Si le CSV ne veut pas bouger sur ces dossiers – même si nous sommes prêts à élaborer des compromis – nous ne serons pas disponibles. La même chose vaut pour d’autres thèmes : il est tout à fait exclu qu’un parti comme le CSV dicte aux autres partis ce qui fait partie de l’agenda politique ou non.
Revenons un peu en arrière. A l’époque où les Verts se sont fondés, les attentats du Bommeleeër faisaient rage. Est-ce que le jeune parti a raté le coche en ne thématisant que peu ce problème ?
En ces temps, les Verts n’étaient pas encore assez établis. Et quand ils sont enfin entrés au parlement, les attentats n’étaient plus d’actualité. Pourtant, nous n’avons pas été inactifs : en 1990, Jean Huss et moi-même avions pris en premier l’initiative de mettre la problématique Gladio à l’ordre du jour de la Chambre et nous avions déposé une proposition de loi demandant la suppression du Service de renseignement (Srel). D’un autre côté, ce fut à l’époque comme aujourd’hui une affaire de justice. Les conséquences politiques viendront ultérieurement. Mais quand je compare les déclarations de Jacques Santer de 1990 à ce que nous savons maintenant, j’ai des problèmes.
« Je vais revendiquer que la commission ne soit pas dissoute par après, mais qu’elle reste en veille pour traiter ce qui suivra. »
Aujourd’hui, la position des Verts est tout à fait différente et vous êtes membre de la commission d’enquête sur le Srel. Pourtant, dans votre dernier article de blog, vous attaquez la presse que vous accusez d’intriguer?
Ce n’est pas vrai que j’ai attaqué le rôle de la presse – même si on a pu le voir ainsi. Ce que moi je trouve anormal, c’est que la presse ait accès à des informations que les membres de la commission d’enquête n’ont pas. Je soupçonne des anciens et peut-être même des actifs du Srel de répandre délibérément des informations dans la presse pour se dédouaner de leur rôle et ainsi court-circuiter la commission. Mais je suis d’avis que la presse joue absolument un rôle positif dans ce dossier et qu’elle nous aide beaucoup.
D’une manière générale, pensez-vous que nous traversons une crise d’Etat ou est-ce que ce ne sont que des remous ?
Je dirais que nous faisons l’expérience de remous très puissants. Le gros du puzzle est là, mais il reste des blancs. Et surtout des questions, comme par exemple pourquoi la commission parlementaire de contrôle n’a pas été informée de l’affaire Reuter, ou que nous étions laissés dans l’ignorance sur le briefing de 2006 dans le cadre du Stay Behind. Cela me choque énormément que le premier ministre n’ait pas jugé nécessaire de nous informer que le Srel faisait sienne cette théorie et que nous, en tant que commission, soyons mandatés en 2008 pour écrire un rapport sur le Stay Behind par Juncker en personne. Toute cette affaire a ébranlé la confiance dans les institutions et la justice et ce ne sera pas facile de la restaurer, et je peux comprendre les gens – car moi aussi j’ai perdu toute confiance dans certaines personnes.
Pour restaurer cette confiance, est-il utile de clôturer au plus vite les travaux de la commission, comme semble le vouloir Alex Bodry, son président ?
Non, je ne pense pas que c’est ce qui est en train de se passer. M. Bodry et moi avons rassemblé beaucoup d’éléments et nous allons publier un rapport en été et lancer un débat à la Chambre sur une réforme du Srel. Et dans ce cadre, je vais revendiquer que la commission ne soit pas dissoute par après, mais qu’elle reste en veille pour traiter ce qui suivra. Car en ce qui concerne notre travail, nous avons assez d’éléments pour tirer des conclusions. Celles et ceux qui croient que ce rapport sera vide auront encore des surprises. Et puis, il ne faut pas oublier que nous avons transmis beaucoup de documents au Parquet qui concernent des questions pénales. C’est à lui de décider de les poursuivre ou non. Donc, non, nous ne voulons pas clôturer le débat, car le rapport sera sans concessions sur tous les manquements du Srel et sur ce que nous avons fait. Et puis, nous proposerons des changements concernant le contrôle politique du Srel et autres garde-fous nécessaires, tout comme un devoir d’information proactif du Srel et des responsables politiques par rapport à la commission de contrôle avec des sanctions. Et puis, personnellement, je proposerai d’interdire carrément l’espionnage politique intérieur. Comme je demeure très critique par rapport à l’intelligence économique qu’il faudrait dans le meilleur des cas réduire au contre-espionnage.
Le Srel est-il toujours actif en ce qui concerne l’espionnage politique intérieur ?
A mon avis, non. Du moins ne n’avons nous rien trouvé dans nos rapports. Pourtant, je reste d’avis qu’il faudrait l’interdire par la loi, pour être totalement sûr.
Mais ils ont tout de même photographié des manifestants.
Oui, mais il faut faire attention, car ce sont aussi souvent des services étrangers qui observent des manifestations. Il ne faut pas sous-estimer cette dimension. Mais, comme je l’ai dit, il faut l’interdire par la loi, aussi pour éviter des catastrophes comme en Allemagne où les services ont même observé des députés de Die Linke, ce que nos collègues verts ont par ailleurs aussi dénoncé.
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Siehe auch DEI GRENG: Wenn „Berufsprotestler“ alt werden