Affaires étrangères : Nous, civilisés

Un homme de bien dans un monde de brutes, voilà la posture de Jean Asselborn. Mais quand on est ministre, cela ne va pas sans une bonne dose de schizophrénie.

« Cela ne nous fait pas avancer d’un seul millimètre. Nous avons besoins d’une responsabilité collective (…) Un ‚upgrade‘ de Frontex est un pas en avant important afin de maîtriser la situation actuelle. » (Jean Asselborn) (Photo : Julia Druelle)

« Cela ne nous fait pas avancer d’un seul millimètre. Nous avons besoins d’une responsabilité collective (…) Un ‚upgrade‘ de Frontex est un pas en avant important afin de maîtriser la situation actuelle. » (Jean Asselborn) (Photo : Julia Druelle)

Dans les talk-shows, il excelle, à sa manière. En tant qu’orateur à la tribune de la Chambre, il ne rivalise pas avec un Jean-Claude Juncker. Mais tout en s’en tenant à un discours méticuleusement rédigé d’avance, Jean Asselborn reste convaincant, et parvient à articuler de petites phrases bien ficelées. « Les crises matérielles se surmontent avec des moyens matériels, mais pour les crises humaines, il faut de l’humanité », a rappelé le ministre à la fin de sa déclaration sur la politique étrangère et européenne, mardi dernier.

Bien entendu, ce sont les multiples crises de l’Union européenne qui ont été au centre du discours d’Asselborn. « Ce n’est pas notre Europe », a-t-il martelé, évoquant la tendance à délaisser des valeurs telles que la liberté, la démocratie, la solidarité et l’État de droit, sur lesquelles serait basé le projet européen. Le ministre décèle cette évolution en premier lieu du côté des pays membres orientaux, dont les décisions politiques seraient « animées par la démagogie et le populisme ». Et de leur opposer « les nombreux acteurs de bonne volonté, parmi lesquels le Luxembourg, qui font tout pour trouver des solutions européennes ».

Générosité

Oui, à travers de nombreux positionnements, Asselborn s’est affiché comme un politicien humaniste : « La crise de la migration ne peut pas être résolue (…) en élevant un mur ou des barbelés. » (voir aussi woxx 1316) Et comme un homme d’État visionnaire, se prononçant en faveur de voies d’immigration légale, ce qui serait « aussi dans l’intérêt de l’avenir économique et social du continent européen, qui a besoin d’immigration ».

Enfin, le ministre a défendu les droits fondamentaux par principe. S’inquiétant pour la liberté de la presse en Turquie, il a formulé sa critique de manière fort diplomatique : « On souhaiterait (…) que la générosité avec laquelle ont été accueillis 2,5 millions de réfugiés syriens depuis 2011 se retrouve aussi en matière d’État de droit. » Plus généralement, Asselborn a mis en garde contre le danger qui nous guette dans le contexte de la lutte contre le terrorisme, celui d’« abandonner nos libertés au nom de la sécurité ».

Équilibre

Hélas, d’autres positionnements sont plus ambigus. Ainsi, le ministre a vanté l’accord, obtenu sous présidence luxembourgeoise, sur l’enregistrement des données de passagers aériens (PNR). On aurait trouvé un équilibre « entre les mesures nécessaires en matière de lutte contre le terrorisme et la protection de la vie privée. Mais Asselborn a oublié de dire que cette directive PNR est vivement critiquée – le Parlement européen vient d’ailleurs d’en reporter le vote, avec les voix des camarades du ministre socialiste. Et quid de l’état d’urgence instauré par le gouvernement français, plutôt en déséquilibre côté droits fondamentaux ? Asselborn considérerait-il comme plus convenable de critiquer les parents pauvres du bout de l’Europe qu’un puissant voisin ?

(Photo : Julia Druelle)

(Photo : Julia Druelle)

Ce ne sont pas les seuls « oublis ». Le ministre a regretté que la conférence sur la non-prolifération des armes nucléaires n’ait pas avancé sur des « questions essentielles » telles que le désarmement. Il s’est aussi prononcé en faveur d’un « monde plus sûr, avec moins d’armes ». Mais Asselborn n’a pas expliqué pourquoi il n’a pas soutenu l’« Austrian Pledge », une initiative interétatique visant à mettre hors la loi les bombes atomiques (woxx 1320). Et il n’a pas non plus critiqué les initiatives de son collègue Étienne Schneider afin d’augmenter le budget de la défense et de renforcer l’arsenal de l’Otan – en contradiction flagrante avec l’idéal du désarmement.

Au-delà des grands principes, la diplomatie exige, semble-t-il, un traitement différencié entre pays alliés et adversaires. Ainsi, quand Asselborn a évoqué l’Égypte, il a insisté sur la « situation extrêmement compliquée » et la difficulté de « combiner stabilité, sécurité et démocratie ». De même, il a dénoncé la situation humanitaire dramatique en Syrie, ainsi que les bombardements sans distinction. Mais quand le ministre a affirmé que les « parties au conflit ne reculent devant rien », il s’est gardé de préciser s’il était aussi en train de dénoncer les bombardements sans distinction de nos amis américains et français.

Mêlant lucidité et aveuglement, Asselborn a judicieusement rejeté la thèse du « clash of civilizations » et analysé la réalité bien plus complexe des conflits au Moyen-Orient (voir aussi woxx 1359). Mais il a ensuite tenu à opposer civilisation et barbarie, cette dernière appellation étant, sans surprise, réservée aux seuls islamistes. Leur pire crime ? Vu depuis le Luxembourg, ce serait le « crime contre l’histoire », à savoir le saccage de Palmyre et de Tombouctou. Vous avez dit complexe ?

Maîtrise

« Ce sont souvent des femmes avec leurs enfants qui courageusement se débrouillent pour arriver dans nos pays », a remarqué Asselborn au début de sa déclaration. Faisant allusion au 8 mars, il a poursuivi : « Ce jour-ci, elles méritent particulèrement notre respect, mais aussi notre volonté de les comprendre et de les soutenir. » Une générosité affichée qui, plus tard dans le discours, a progressivement laissé la place au « réalisme »… et aux euphémismes. « Renforcer » et « gérer » les frontières extérieures de l’UE, plutôt que de les fermer, « maîtriser » l’influx de réfugiés plutôt que de l’endiguer – il fallait éviter de montrer le vrai visage de la « forteresse Europe ». Et quand enfin le ministre a qualifié une situation d’« inacceptable », c’est de la mise en question de la libre circulation qu’il parlait, et des menaces sur le marché intérieur. Malmener les réfugiés, c’est une chose, mais quand il s’agit d’intérêts économiques, le Luxembourg ne rigole plus.

1362stoosRelevons tout de même que le gouvernement – c’est tout à son honneur – rechigne un peu à embrasser le « deal turc ». « Permettez-moi de formuler spontanément quelques doutes de nature juridique, politique et humaine », a dit Asselborn, dans la lignée des déclarations du premier ministre. L’« échange » prévu de réfugiés déboutés en Grèce contre des réfugiés présents en Turquie et désignés pour être accueillis en Europe est-il compatible avec la convention de Genève ? C’est la question qui chagrine le ministre. Vraiment ? C’est Asselborn lui-même qui avait établi, peu avant dans son discours, une sorte de distinction entre bons et mauvais réfugiés, ces derniers devant être refoulés, puisqu’« on ne peut pas accueillir tout le monde ».

En vérité, la distinction entre les réfugiés syriens, que l’UE veut bien accepter, et les autres, qui sont soupçonnés de n’être que des « réfugiés économiques », est plutôt artificielle. Y a-t-il une logique à refouler l’opposant irakien ou afghan, voire la « femme courageuse » venue d’Égypte ? Oui, une logique dictée par les opinions publiques, sensibilisées à la « barbarie islamiste » et ses victimes supposées. Et les mêmes opinions publiques risquent d’imposer une logique du « zéro immigration », qui fera fi aussi bien du « deal turc » que de la convention de Genève. Le double discours de nos politiciens en tout cas ne contribuera pas à empêcher le pire.

« Politischer (Schein-)Riese ? », voilà le titre d’une table ronde (en luxembourgeois) sur la politique étrangère, organisée par le magazine forum et à laquelle participera l’auteur de l’article ci-dessus : Rotonde 1, Luxembourg, lundi 14 mars à partir de 18h30.

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