Christophe Alévêque se moque des experts… et est lui-même un expert pour dénoncer les imbécillités économiques. À la Kulturfabrik, l’humoriste parlera de la dette publique, sur laquelle il a aussi publié un livre.
Les économistes font-ils de bons humoristes ? Non, car même si la pensée unique qu’ils et elles dispensent peut apparaître absurde ou ridicule, il s’agit d’ironie involontaire… et elle fait plutôt rire jaune quand ce sont des emplois ou notre environnement qui sont en jeu. Les humoristes font-ils de bons économistes ? Parfois. Quand ils prennent le temps de s’initier à un sujet avant de s’en moquer, comme l’a fait Christophe Alévêque avec celui de la dette. « L’argent va plus vite que la pensée, alors nous avons pris notre temps », lit-on d’ailleurs dans le livre « On marche sur la dette », que l’humoriste a coécrit avec le réalisateur de documentaires Vincent Glenn.
Mais en premier lieu, Christophe Alévêque est un homme de scène, et c’est en tant que tel qu’il se présentera à la Kulturfabrik d’Esch le 25 janvier. Son spectacle intitulé « Le tour de la dette en 80 minutes » devrait ressembler aux performances en solo qu’il a consacrées à l’économie ces dernières années, en partie sous d’autres titres, et dont on peut trouver des enregistrements sur le web.
De par son physique, Christophe Alévêque rappelle un peu Patrick Dewaere – plus âgé que l’acteur mythique mort à 35 ans, il joue comme lui de son attitude de gamin timide et moqueur à la fois. Lunettes, moustache, costume sans cravate, chemise au col déboutonné. On dirait un prof, un peu paumé mais sympa. Il parle de l’économie. « On va pas confier ça aux experts, c’est trop sérieux. » Secoue la tête, fait un geste large de la main, regarde le public, revient à ses notes. « Alors, pour assurer la croissance, depuis des années… »
Gauloiseries et intellectualisme
Alévêque s’interrompt, lève la main, déclame : « Je ne sais pas si vous avez remarqué, le langage économique, le langage de nos experts… », ce dernier mot énoncé avec une pointe d’ironie. Il lève l’index, enchaîne : « … des experts, d’ailleurs aussi indépendants du système financier que ma couille droite l’est de ma couille gauche… » Brève pause ; accélération. « … avec un truc qui pendouille au milieu, le conflit d’intérêts. » On n’en saura pas plus sur le langage des experts ; Alévêque revient à son sujet premier : « … la croissance, tout d’abord, elle est prévue. » Le coin droit de la bouche se lève en un sourire ironique. « Ensuite elle est révisée. Et pour finir, elle disparaît. » Étonnement feint. « Nous l’appellerons donc la croissance Godot. »
Le passage est représentatif, aussi bien de l’intensité de la performance – paroles, gestes, mimiques – que de la manière dont Alévêque alterne les gauloiseries et l’intellectualisme. Représentatif aussi d’une certaine confusion qui, en live, ne gêne pas vraiment. Le rythme est soutenu, on réfléchit, on rit, mais on ne s’attarde pas. Et puis, on pourra toujours se reporter sur le livre.
« On marche sur la dette », en fait, a été rédigé sur base des spectacles consacrés à ce sujet. À moins que ce ne soit l’inverse, car de nombreux passages que déclame Alévêque correspondent mot à mot au texte du livre. Pour le pire – quand il se perd dans les notes un peu hors sujet – et pour le meilleur. Car le livre est quand même structuré et bien pensé. Il recèle de véritables joyaux, telle cette histoire du « voyage étonnant d’un billet de 50 euros », qui passe de main en main. Cela illustre évidemment la circulation de l’argent, et particulièrement son caractère de symbole. Surtout, l’histoire permet de comprendre la phrase qui la suit et qui pourrait être sortie d’un livre d’économie : « La monnaie est une convention sociale reposant sur la confiance, elle n’a d’autre valeur que celle que nous lui accordons. »
Il ne faut pas se laisser décourager par les premiers chapitres, reprenant à l’écrit des tirades qui passent mieux à l’oral : « … si l’on poursuit le raisonnement d’Adam (Smith, pas le mec d’Ève), comme l’économie fonctionne toute seule, plus elle est séparée de la politique et de la morale, plus elle est efficace. (…) plus tout le monde y trouve son intérêt, plus la richesse commune prospère. Youp la boum ! C’est pas beau tout ça ? Comme le sourire d’un requin affamé qui propose une danse nuptiale à une daurade. »
Crever des pneus pour la croissance
Passé les 50 premières pages, on retrouve une certaine sobriété, jusque vers la fin, quand on passe à la « Sainte Trinité de la dette ». Mais là, c’est de bonne guerre, puisqu’il s’agit de tourner en dérision les dogmes de la pensée unique tels que le calcul de la dette par tête d’habitant-e ou les fameux trois pour cent du pacte de stabilité européen.
Autre question posée dès le début du livre : « C’est nos enfants qui vont payer ? » En y répondant, Alévêque montre en passant l’absurdité du sacro-saint PIB, par rapport auquel la dette nationale est calculée : « Imaginez Gérard, qui décide tout à coup de faire une BA : il veut augmenter le PIB de son quartier. Il lui suffit de crever les pneus de toutes les voitures de votre rue ; là encore, assurances, dépenses de garagiste, frais d’hôpital s’il se fait choper. Bref, un geste débile peut doper l’économie, comme l’EPO un sportif, ou une bonne guerre les comptes d’un pays. »
À côté des principes généraux, le livre aborde aussi l’actualité économique des dernières années. Même le « quantitative easing » de la Banque centrale européenne y est expliqué, et qualifié de ce qu’il est : « une ruse pour contourner les traités européens ». Petit changement en réaction à la grande crise, concèdent les auteurs. Pour ensuite passer en revue d’autres changements promis par les institutions politiques telles que l’introduction d’une taxe Tobin ou la disparition des paradis fiscaux. Et répondre que non, non, et non, presque rien n’a été fait.
Le grand-duché en tant que paradis fiscal est cité dans le passage sur les détenteur-e-s anonymes de la dette française : officiellement, ils se trouvent en premier lieu aux îles Caïman, au Royaume-Uni et… au Luxembourg. Puis, en évoquant l’évasion fiscale et les recettes manquantes, Alévêque épingle le système des « rulings » dévoilés par Luxleaks. Et de citer Jean-Claude Juncker, qualifiant ce système de contraire à la justice fiscale et aux normes éthiques et morales.
Autre sujet qui concerne le Luxembourg, même s’il n’est pas nommé : la peur de l’inflation. Certes, quand un chapitre intitulé « Banque centrale européenne : les Tables de la loi » commence par la phrase « Au début était Hitler », on peut craindre le pire. Mais plutôt que de « casser du boche », le livre s’attache à raconter l’histoire des années précédant l’avènement d’Adolf Hitler. Ce serait plutôt la politique d’austérité du centriste Heinrich Brüning qui aurait favorisé le vote d’extrême droite, mais le mythe de l’hyperinflation cause du nazisme se serait maintenu.
Banque centrale, je vous ai comprise
Si Alévêque était Luxembourgeois, il pourrait même remarquer que dans ce pays qui n’a pas connu l’hyperinflation, le mythe des dangers de l’inflation n’en est pas moins vivant. Et que, pour étoffer leurs discours alarmistes sur les dépenses publiques, les experts ont inventé le « mur des pensions » et la « dette cachée », alors que le pays présente un équilibre budgétaire exemplaire et souffre plutôt d’un manque d’investissements dans les infrastructures.
« Parfois on se dit qu’ils nous prennent pour des cons, mais là, on en est sûr. » C’est un des « refrains » avec lesquels Alévêque ponctue ses tirades. Il ne faut pourtant pas s’y tromper : l’objectif n’est pas de montrer que « ceux d’en haut » sont « tous pourris », mais de comprendre les dérèglements du système. L’humoriste met d’ailleurs régulièrement en garde contre la parano : « Ne confondons pas complot et stratégie. »
Qu’il s’agisse des règles gouvernant les banques centrales ou de la crise grecque, à laquelle de nombreuses pages sont consacrées, Alévêque et Glenn font preuve de subtilité et de modération. Tout en étant révoltés par ce qui se passe. D’ailleurs, dans le chapitre-conclusion intitulé « L’ennemi fait partie de la solution, les économistes aussi », n’écrivent-ils pas : « Nous vous avons fait part de ce que nous avons compris, en essayant de rester le plus objectifs possible, mais pas tout le temps. »
Comprendre ce qui ne va pas, le dénoncer en s’en moquant, est-ce suffisant ? Dans l’épilogue, Alévêque et Glenn évoquent la perspective d’un nouveau krach « boursier, financier, économique et plus si affinités ». Pour faire part de l’espoir qu’après la réflexion viendra l’action : « Et si, cette fois, les peuples demandaient des comptes ? »
Conférence gesticulée de Christophe Alévêque à la Kulturfabrik d’Esch, jeudi 25 janvier à partir de 20 heures. Tickets offerts par le woxx (voir Agenda p. 9).
Bien mieux que des contre-conneries
Avec la crise de 2008, l’économie mainstream a révélé ce qu’elle était : une vaste supercherie. Sans grand effort, les humoristes peuvent tourner en dérision les belles paroles des patron-ne-s pourri-e-s et des expert-e-s et politicien-ne-s à leur botte. Ce que fait Alévêque va au-delà : pour mieux subvertir le discours dominant, notamment sur la dette, il a cherché à comprendre les mécanismes en œuvre. Grâce à cet effort d’analyse, ses piques d’ironie touchent là où ça fait vraiment mal, et il développe de manière implicite une approche alternative de l’économie.
Aimant trop l’économie et pas assez le genre comique, je suis sans doute un critique sévère pour la démarche entreprise par Alévêque. Et en effet, la multiplication des bouffonneries m’agace parfois, surtout à l’écrit, tandis que je déplore un certain manque de profondeur à l’oral. Mais au-delà des détails, l’impression générale est que l’humoriste remplit son contrat : il est à la fois drôle et instructif. Surtout, il approche le sujet – la dette et l’économie en général – avec intelligence et esprit. Je recommande le livre en tant qu’initiation amusante à la réflexion économique critique. Et surtout, ne loupez pas le spectacle.
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