Alors que la discussion autour du traitement de la toxicomanie s’est à nouveau enflammée autour du quartier de la gare de la capitale, l’Ombudsman propose un rapport sur « La problématique des stupéfiants en milieu carcéral », qui démontre la complexité du problème et indique les retards pris par le Luxembourg.
L’Ombudsman, en sa qualité de contrôleuse externe des lieux privatifs de liberté, peut analyser tous les cas de figure dans lesquels l’État prive ses citoyen-ne-s de leurs libertés, que ce soit au commissariat de police, en psychiatrie ou en prison. Pourtant, analyser la problématique des stupéfiants dans ce dernier milieu est une première, et c’est un des éléments qui rend ce rapport de plus de 140 pages si important.
Un autre serait que l’Ombudsman Claudia Monti et son équipe ne se sont pas satisfaites de dresser un résumé de la situation, mais elles l’ont analysée en profondeur et surtout ont proposé des alternatives au système actuel – système dans une impasse au Luxembourg actuellement, car, comme l’admettent même les responsables de la capitale, la problématique autour des stupéfiants n’est plus sous contrôle. Mais au lieu d’envoyer une patrouille canine privée, le rapport en question ouvre certaines voies à explorer qui pourraient s’attaquer à la globalité du problème.
Ce qui frappe d’emblée à la lecture du rapport, c’est un glissement sémantique qui fait de la personne toxicomane moins un-e criminel-l-e qu’un-e malade. Une telle reconsidération apparaît comme une des clés possibles pour sortir de l’impasse actuelle. C’est en tout cas ce que pense Claudia Monti : « Il faut savoir qu’avant que la loi de 1973 soit changée, les toxicomanes étaient déjà considérés comme des personnes malades. Depuis, le système s’est tourné vers la répression pour s’attaquer à la problématique des drogues », analyse la juriste. Le Luxembourg n’a en effet pas fait exception dans la grande guerre contre la drogue imposée par les États-Unis au tournant des années 1970. Une guerre qui, comme on le sait depuis, ne peut être gagnée.
Zones grises derrière les barreaux
« Un toxicomane n’est criminel que par la force des choses : ce qu’il achète et consomme est illégal et ses méthodes pour se procurer l’argent nécessaire le sont souvent aussi », ajoute l’Ombudsman. Et de regretter que le système judiciaire luxembourgeois souvent en rajoute encore une couche, car si une transaction financière est détectée en rapport avec un délit lié aux drogues, le délit de blanchiment est automatiquement joint aux reproches adressés aux délinquant-e-s. Pire encore, écrit Monti : « Le fait de dealer dans un certain périmètre autour de l’Abrigado, le lieu de consommation contrôlé, est considéré comme une circonstance aggravante. » Si Monti ne veut en aucun cas défendre les gros dealers qui sont dans le business uniquement pour l’argent, elle trouve « assez violent » que ces délits soient aussi appliqués à des personnes qui sont définitivement plus malades que mues par une énergie criminelle féroce.
Une fois ces personnes emprisonnées, leur calvaire est loin d’être terminé, car une addiction ne s’arrête pas quand se ferment les verrous. Tout au contraire, les prisons – le rapport s’est intéressé tant au centre pénitentiaire de Luxembourg (CPL) qu’au centre pénitentiaire de Givenich (CPG) – sont souvent des lieux de continuité dans la consommation. Le rapport cite dans ce contexte le directeur du centre pénitentiaire de Wittlich en Allemagne, Jörn Patzak : « La vraie question : comment les stupéfiants ne pourraient-ils pas être en prison ? »
Selon les études consultées pour le rapport, 60,5 % des toxicomanes ayant recours à l’injection et 25,8 % de celles et ceux qui consomment autrement auraient usé de stupéfiants en prison. Sans surprise, la tendance va vers des dépresseurs comme l’héroïne ou le cannabis – plutôt que vers les stimulants. Les tableaux indiquant les saisies de drogues et les sanctions imposées confirment ces tendances dans les deux prisons. Même si le CPG présente une particularité inquiétante : la présence du « spice », un cannabis synthétique très difficile à détecter par les méthodes courantes et dont les ingrédients peuvent fortement varier – et s’avérer dangereux.
Dans ce contexte aussi, l’Ombudsman a inclus un chapitre plus que surprenant dans le rapport, comprenant des réflexions sur la légalisation du cannabis aussi pour les détenu-e-s, une fois que la loi sera votée. Comme on pouvait s’y attendre, cette proposition s’est vu opposer une fin de non-recevoir de la part du ministère de la Justice, qui explique dans ses commentaires : « Le cannabis sera interdit en milieu carcéral comme c’est déjà le cas actuellement notamment avec l’alcool et les armes et comme ce sera le cas dans les écoles et les lycées. » Une attitude que regrette Claudia Monti. Même si elle n’a pas plaidé pour une telle légalisation mais simplement voulu ouvrir le débat, elle insiste sur son point de vue : « Si nous ne faisons rien, il va y avoir des problèmes. Et si le ministère reste sur sa position, il faudra clairement légiférer aussi pour les personnes détenues. »
Non au cannabis en prison et aux tribunaux spécialisés
Une autre proposition de l’Ombudsman, des tribunaux spécialisés dans les affaires de drogues – comme il en existe pour la circulation ou le commerce, explique-t-elle –, est aussi balayée par la ministre de la Justice. Alors que ce concept, importé des États-Unis, a fait ses preuves, pas en ce qui concerne le nombre de personnes incarcérées pour délits liés aux drogues, mais en tant que système qui permet de se spécialiser sur ce sujet complexe : « C’est regrettable que la politique veuille garder cette porte fermée », commente Monti. « Beaucoup de juges ne connaissent pas forcément le terrain, alors qu’une telle institution leur permettrait de suivre des formations – qu’il faudrait aussi élargir au parquet et aux avocats – pour mieux apprécier les motivations des personnes auxquelles elles ont affaire et avoir des jugements plus adaptés. » Cela dit, le rapport constate aussi que le recours aux peines alternatives – comme le bracelet électronique ou le sursis avec obligations de soins – est toujours minimal au grand-duché. « Pour beaucoup, c’est un sursis simple pour le premier délit et la prison ferme en cas de récidive », constate l’Ombudsman.
Et en effet, les perspectives de traitement au Luxembourg, en prison ou dehors, sont toujours trop minces. Si le rapport a aussi constaté de bonnes approches dans les prisons − qui du moins admettent qu’il existe des zones grises −, comme la possibilité d’échanger des seringues, la prévention contre le VIH, le programme « Tatoosafe » ou encore un programme « TOX », il pointe aussi des détails qui ne sont pas en accord avec le droit international. Ceux-ci concernent majoritairement les fouilles corporelles et celles des cellules, où les droits des détenu-e-s ne sont pas toujours garantis. Le principe de la fouille en deux temps, qui consiste à ne jamais dénuder une personne, fait surtout défaut.
Pour l’Ombudsman, ce n’est donc pas l’approche des prisons – qui sont devenues pragmatiques par la force des choses – qui pose le plus grand problème, mais bien celle du système en dehors : difficulté d’accéder au Revis à la sortie ou d’entrer en cure de désintoxication, manque d’alternatives à l’enfermement. Considérant que la justice a une tendance à user de la répression dure, donc l’incarcération, Monti regrette que ni le gouvernement ni la justice ne veuillent se donner les moyens d’améliorer le suivi des délinquant-e-s toxicomanes : « Je comprends que les politiques doivent suivre l’opinion publique et qu’il est parfois difficile de faire passer des messages. Mais le grand public doit aussi accepter le fait que les toxicomanes sont avant tout des personnes malades, que ça pourrait aussi frapper n’importe quelle famille. J’ai constaté qu’il y a des bonnes volontés sur le terrain, mais ce qu’il faut maintenant, c’est les concrétiser », conclut-elle.