À trois semaines des élections sociales, le woxx s’est entretenu avec le président du LCGB. Patrick Dury hausse le ton face à un nouveau gouvernement dont il avait d’abord salué le programme sur le volet travail. Mais le projet de réforme des pensions et les annonces sur le logement le déçoivent, « moins de 100 jours » après l’entrée en fonction de la coalition CSV et DP.
En ce début de mardi matin, la foule ne se presse pas encore dans l’espace de réception du siège du LCGB, situé dans le quartier de la gare à Luxembourg. Ce sont plutôt des membres qui se succèdent un à un, en quête d’un renseignement ou d’aide pour remplir un document. L’employée syndicale qui les reçoit jongle avec les dossiers et les langues. Elle accompagne en anglais un couple de nationalité indienne qui remplit sa déclaration fiscale, elle poursuit en français avec un pensionné venu compléter son dossier et puis entame une discussion téléphonique en luxembourgeois… Il n’y a pas de doute, on est bien dans ce grand-duché qu’affectionne Patrick Dury, le président du syndicat : « Dans ce pays, 73 % de la population résidente a un passé migratoire, c’est le Statec qui le dit et ça me plaît beaucoup. »
Féru d’histoire, le syndicaliste rappelle volontiers le cheminement qui a fait du Luxembourg « une terre d’accueil, une Europe à petite échelle ». « Au 19e siècle, c’était un pays d’émigration. Au début du 20e siècle, les Luxembourgeois étaient frontaliers, car ils étaient mieux payés dans les mines en France. Puis nous sommes devenus un pays d’immigration, et je constate qu’aujourd’hui, avec 45 % de la population résidente qui n’a pas la nationalité, notre société fonctionne bien. Il y a bien sûr des problèmes, En tant que syndicat nous sommes préoccupés par la pauvreté, l’inégale répartition des richesses et les injustices sociales. Mais la force de ce pays, ce sont précisément ses origines hétérogènes, et le fait que les gens parlent plusieurs langues est un atout. Notre société doit maintenir ce vivre ensemble. »
Pour contribuer à cette cohésion, son syndicat veut d’abord défendre les intérêts de ses membres, « mettre l’humain au centre de notre action », dit Patrick Dury. Derrière ces formules que s’approprient tous les syndicats, le LCGB travaille sur « deux axes complémentaires : le premier est la défense et l’amélioration des conditions de travail. Cela va des rémunérations aux défis que pose la digitalisation avec l’arrivée de l’intelligence artificielle. Son implémentation dans les entreprises doit être l’objet d’une codécision entre employés et employeurs. Notre seconde priorité, c’est la sauvegarde des salariés et de leurs familles face au risque de maladie et de chômage », résume le président du LCGB, depuis une salle de réunion du siège du syndicat chrétien, où il reçoit le woxx, à trois semaines des élections sociales.
Le 12 mars, les salarié-es du privé renouvelleront leurs délégué-es dans les entreprises et ont jusqu’à cette date pour envoyer par correspondance leur bulletin de vote en vue de l’élection de leurs 60 représentant-es à la Chambre des salariés (CSL). Dans cette longue séquence électorale qui a débuté en juin 2023 par les communales et se clôturera en juin prochain par les européennes, les élections sociales représentent le scrutin le plus large. Plus de 600.000 personnes travaillant au Luxembourg peuvent y participer, sans obligation, qu’elles habitent le pays ou les régions frontalières, qu’elles possèdent ou non la nationalité du pays. À cette occasion, le LCGB entend améliorer ses résultats de 2019, où il avait gagné trois sièges à la CSL au détriment de son principal rival, l’OGBL. Ce dernier était arrivé cependant encore largement en tête avec 35 sièges, lui assurant la majorité absolue au sein de cet organisme, acteur du processus législatif du pays. Ce gain du LCGB était très précisément conforme à l’ambition qu’il s’était alors fixée. En toute logique, il entend faire mieux et décrocher 21 sièges cette année. « Cet objectif n’est pas absolu, c’est avant tout un moyen de motiver nos troupes », relativise Patrick Dury. Le président du LCGB est confiant et pense que son organisation a le vent en poupe : depuis qu’il a pris les rênes du syndicat en 2011, le nombre de membres est passé de 33.000 à plus de 47.000 aujourd’hui, affirme-t-il.
Pensions : vers un front syndical uni
Il reconnaît être en situation de concurrence avec l’OGBL, mais, assure-t-il, le jeu électoral ne vise pas tant à grappiller des voix et des membres au syndicat ancré à gauche. Il s’agit d’abord de convaincre les non-syndiqué-es, alors que 60 % des délégué-es du personnel élu-es en 2019 l’étaient sous la bannière « neutre », terme officiel et fourre-tout pour les candidat-es concourant sans l’appui d’un syndicat. « Il s’agit souvent de gens très motivés, mais qui sont en manque cruel de moyens, quand bien même la loi leur en accorde certains et les protège. Si on veut faire ce travail, il faut le faire avec une organisation syndicale qui s’engage avec le délégué, qui lui fournit les ressources nécessaires. »
De plus, le moment serait mal choisi pour se diviser entre organisations syndicales face au projet de réforme des pensions. Ce sujet brûlant s’est imposé dans l’actualité sociale ces dernières semaines, alors qu’il ne figurait pas dans les programmes électoraux du CSV et du DP. Il s’agit d’une attaque contre le système de répartition basé sur la solidarité intergénérationnelle, un principe auquel les syndicats tiennent comme à la prunelle de leurs yeux. Ils promettent un front uni pour défendre ce premier pilier du système, face à la tentative gouvernementale de privilégier les deux autres piliers : les pensions complémentaires payées par les entreprises d’une part, les assurances personnelles à charge des salarié-es qui en ont les moyens d’autre part. Soit une privatisation rampante des pensions. « Inadmissible », pour Patrick Dury qui promet un front uni avec l’OGBL, mais aussi le CGFP, le syndicat des fonctionnaires, pour contrecarrer cette réforme. Il confirme s’en être déjà entretenu avec Nora Back, la présidente de l’OGBL (woxx 1775). « Il serait incompréhensible pour nos membres que nous ne soyons pas unis, ce serait une faute stratégique de se diviser », appuie le patron du LCGB.
Le 10 janvier dernier, lors de la réception du Nouvel An de son syndicat, Patrick Dury avait qualifié l’approche de la ministre de la Sécurité sociale, Martine Deprez, de « populiste et démagogique ». Celle-ci avait en effet court-circuité les syndicats en annonçant la réforme dans la presse. Les propos de Dury étaient d’une virulence surprenante alors que moins d’un mois avant, le dirigeant syndical semblait conciliant avec le nouveau gouvernement, estimant que son programme reprenait des revendications du LCGB sur le travail, ce qui ouvrait, à ses yeux, la voie du dialogue. Il avait toutefois posé un bémol à son appréciation concernant précisément les pensions, dont une réforme était allusivement annoncée dans l’épais programme de coalition. « De toute manière, nous ne sommes pas là pour noter un programme, on veut travailler sur les dossiers et ce sont ensuite les résultats qui comptent », indépendamment des annonces politiques.
Sur le fond de la réforme, Patrick Dury se montre prolixe, dans un argumentaire où se mêlent des considérations techniques et son expérience personnelle, qu’il convoque à plusieurs reprises au cours de l’entretien pour appuyer ses propos. « Je suis natif d’Esch-sur-Alzette et donc un enfant de la crise de la sidérurgie des années 1980, que j’ai vécue dans mon adolescence, lorsque mon père travaillait à l’Arbed. Avant la crise, le groupe sidérurgique avait usé de son influence pour s’opposer à une hausse du plafond cotisable du premier pilier. Il avait alors mis en place une assurance complémentaire bénévole et révocable pour ses employés et cadres. Quand la situation économique s’est dégradée, l’Arbed l’a révoquée et les salariés l’ont perdue sans pour autant bénéficier d’une meilleure pension adossée sur la répartition. Il n’y a donc rien de neuf, nous avons déjà connu ça et nous n’en voulons pas. »
Faciliter le droit de grève
Le LCGB se dit prêt à la discussion s’il s’agit « d’améliorer le système existant ». Patrick Dury propose des pistes. Mais il sait le patronat hostile à une hausse des cotisations. « Il faudra à l’avenir trouver des formules plus intelligentes, basées par exemple sur les bénéfices des entreprises. On doit mettre à contribution les grands groupes comme Amazon qui génèrent des profits fabuleux, afin qu’ils financent les pensions et, de façon plus large, les caisses de la Sécurité sociale. » Il s’agirait donc de faire payer les riches ? « Oui, il faut faire payer les riches », acquiesce, le président du syndicat chrétien.
Un autre sujet à l’agenda des syndicats – et du gouvernement – est l’extension du nombre de salarié-es bénéficiant d’une convention collective. Il s’agit d’une recommandation de la Commission européenne qui veut étendre cette couverture à 80 % des salarié-es de l’UE, alors qu’elle n’est actuellement que de 50 % au Luxembourg. Le gouvernement devra présenter un plan à cet effet d’ici au 15 novembre. « Pragmatique », le LCGB ne revendique pas systématiquement des couvertures sectorielles : « Cela fait sens de négocier des conventions collectives dans les grandes entreprises. Et puis il y a des secteurs comme les bus, les soins ou les hôpitaux où cela fait vraiment sens de négocier au niveau sectoriel », avance Patrick Dury. Comme l’OGBL, il prône une obligation pour le patronat d’ouvrir des négociations sectorielles à la demande des syndicats.
Pour parvenir à une meilleure couverture, le président du LCGB plaide aussi pour une réforme du droit de grève. Il veut faciliter celui-ci face à un processus administrativement lourd, qui peut faire traîner la résolution des conflits sociaux. Patrick Dury cite en exemple Cargolux, où son syndicat a dû batailler devant le tribunal administratif pour finalement déclencher une grève, laquelle a abouti à un accord avec la direction. Cette revendication est récurrente de la part du LCGB, qui l’avance depuis des années, à contre-courant de l’image de syndicat trop conciliant qu’il véhicule parfois – ou que l’on veut lui faire véhiculer. Si la grève n’est jamais exclue, il n’est pour autant pas question de dresser les barricades à tout bout de champ : « Nous tenons à notre modèle tripartite. Il est la base de notre modèle social. Certains voudraient s’en débarrasser, car ils le jugent vétuste. La pandémie et la crise inflationniste ont pourtant montré toute son utilité, notamment avec la mise en place d’un bouclier énergétique qui a protégé le pouvoir d’achat. Cela fonctionne dès le moment où chacun est prêt à faire des compromis. Notre modèle social est toujours sorti renforcé des tripartites, et c’est aussi cela qui a permis de développer à ce point notre pays. »
Une vision finalement pas si différente de celle de l’OGBL, quand bien même les leaders du syndicat de gauche emploient souvent un ton plus radical. Cette différence de style reflète aussi, pour Patrick Dury, « les racines historiques propres de chaque organisation syndicale ». Longtemps, le LCGB a revendiqué ouvertement son adhésion à la doctrine sociale de l’Église catholique. Si le syndicat compte toujours un aumônier national dans ses instances dirigeantes, son président soutient, après un temps de réflexion, qu’il a évolué dans un sens où seul « le strict intérêt du salarié » compte : « Le monde a changé et nous nous sommes adaptés. » Avec un plaisir à peine dissimulé, il rappelle que l’OGBL s’est également référé à cette doctrine. Et rapporte une conversation qu’il avait eue à ce sujet, il y a bien des années, autour d’un verre, avec l’ancien président et fondateur de l’OGBL, John Castegnaro : « Il m’a dit qu’il faut tout regarder, tout lire et prendre de chaque côté le meilleur pour œuvrer dans l’intérêt de nos membres. »
Ces intérêts, c’est aussi la résolution de la crise du logement. Elle est en partie à la source d’une pauvreté croissante au Luxembourg ces dernières années. « Ça ne résoudra pas tout, car il faut aussi des rémunérations correctes. Mais la question du logement abordable est essentielle, c’est une question de justice sociale », argumente Patrick Dury. Il déplore les annonces faites à ce jour par le gouvernement, jugeant que « ce sont surtout des décisions en faveur du capital et du grand capital. Cela va uniquement dans le sens des investisseurs. Je ne veux pas dire qu’il ne faut rien faire pour eux, mais les premiers auxquels on doit penser sont ceux qui sont désespérément à la recherche d’un logement. » Le président du LCGB enfonce le clou : « J’avais un espoir avec ce nouveau gouvernement et son programme. Mais je dois dire que, sur ce volet, je suis déçu, alors même qu’il gouverne depuis moins de 100 jours. » L’entretien s’achève sur cette saillie. Dans l’espace de réception par lequel nous quittons le bâtiment, l’employée syndicale jongle toujours avec les dossiers, sur un mode multilingue, bien entendu.