La performeuse Nicole Peyrafitte et le poète Pierre Joris investissent la semaine prochaine la galerie Simoncini, le temps d’une exposition où foisonneront les disciplines artistiques. Coup d’œil en forme d’amuse-bouche sur ce qui attend les visiteurs.
« Domopoetic Works », c’est le titre de l’exposition de Nicole Peyrafitte et Pierre Joris qui s’ouvrira le 20 octobre prochain avec une session d’« action painting ». Mais qu’est-ce donc que la domopoétique ? Le terme, inventé par le couple d’artistes, fait écho à la créativité partagée : c’est le fruit d’une longue pratique commune mêlant les écrits du poète aux divers outils sonores et picturaux de la performeuse. « C’était une évidence, parce que je ne sais pas dissocier les choses que je fais dans la vie », confie Nicole Peyrafitte. « Que ce soit peindre, élever des enfants, faire à manger, préparer des performances, être en contact avec les gens… j’aime voir mes activités comme un tout. Le mot domopoétique m’est venu de ‘domus’, la maison, le foyer en latin. »
Métonymie ou symbiose ?
Comme pour prouver l’intrication des pensées du couple, c’est Pierre Joris qui prend le relais : « Pour moi, le vécu et l’écriture s’entrelacent tellement qu’on ne peut pas les séparer. Dans les années 1970, j’ai écrit un texte qui s’appelle ‘Hearth Work’, le travail du foyer. C’était des années avant de rencontrer Nicole, mais j’allais déjà dans cette direction. Elle et moi sommes ensemble depuis 28 ans, et nous avons constaté depuis plusieurs années que nos deux pratiques artistiques ont commencé à s’imbriquer. Par exemple, elle a illustré mes livres, mais ce ne sont pas de simples illustrations : ce sont deux formes d’art qui se juxtaposent. »
Une symbiose peut-être ? « Je préfère le terme de métonymie », répond Nicole Peyrafitte. « Nos deux productions ne se mélangent jamais ; elles restent contiguës, mais les coutures qui les font tenir ensemble sont apparentes. La domopoétique, c’est exactement ça. Pierre écrit beaucoup dans l’entre-deux, il regarde toujours dans l’intervalle qui se trouve entre les choses, et moi j’essaye de tout recoller avec du gros fil. En fait, je me suis aperçue que désormais, ma seule façon de faire mon travail d’artiste était d’occuper également le territoire de Pierre. Je m’y suis donc infiltrée. »
Pour autant, il ne faudrait pas croire que le terme de domopoétique exclue les arts plastiques, son domaine de prédilection. « Même si moi aussi j’écris ! », tient-elle quand même à préciser. C’est évidemment Pierre Joris qui vient à la rescousse : « Il faut revenir à l’étymologie : la ‘poiésis’, en grec ancien, c’est l’action de faire. La domopoétique, c’est finalement la fabrication de l’art à la maison, par les membres du foyer. J’aime beaucoup le terme anglais ‘facture’ (encore utilisé pour les facteurs d’instruments de musique en français, ndlr), dont l’acception artisanale correspond vraiment à notre concept. »
L’exposition dans la galerie Simoncini sera une mise en espace concrète de cette domopoétique qui leur tient à cœur. Chaque niveau déclinera une facette différente du travail commun du couple : au sous-sol, les livres de Joris seront complétés par les illustrations et couvertures de Peyrafitte, ainsi que de vidéos que cette dernière a consacrées au poète. Au premier étage, des œuvres récentes de la plasticienne seront exposées ; le rez-de-chaussée, lui, accueillera les peintures réalisées en direct par Peyrafitte lors de trois séances ponctuées d’interventions poétiques de Joris. Mais attention, n’allez pas croire que ces performances constituent le cœur de l’exposition : « Je comprends qu’on puisse le penser, mais il n’y a pas de hiérarchie entre les différentes sections que nous présenterons. Certes, la peinture en direct est un peu la cerise sur le gâteau, dans le sens où je me prépare toute l’année à faire ça, parce qu’il faut que je sois en condition physique optimale pour réaliser la performance. Je pratique notamment le yoga régulièrement. Mais tout sera d’égale importance dans les trois niveaux de la galerie. »
Pierre Joris ne manque pas d’abonder dans ce sens : « Les illustrations de mes livres, les performances de Nicole qui ponctuent mes lectures, tout participe de ce mouvement domopoétique qui caractérise notre création commune. Même si les œuvres du premier étage ont été faites par Nicole seulement, elles nous ont aussi accompagnés dans notre quotidien. »
Comme un match de foot
Peut-être à cause du caractère éphémère des performances d’« action painting » qui ponctueront cette exposition pas comme les autres, la galerie Simoncini retrouve sa vocation d’éditrice pour prolonger l’exposition au-delà du 26 novembre. « The Book of U / Le livre des cormorans » est, évidemment, signé par Peyrafitte et Joris. C’est de leurs promenades le long du Narrows (détroit de New York entre Brooklyn, où ils résident, et Staten Island) qu’ils ont tiré l’inspiration pour ce recueil. Hymne à la majesté de ces grands oiseaux noirs et à leur détachement, le livre est également (entre autres) un exercice d’admiration de la culture japonaise qui les nomme « oiseaux frères ». On y retrouve les préoccupations écologiques de Joris, ainsi qu’une mélancolie tout asiatique au sein même de la ville parangon de l’Amérique triomphante.
C’est d’ailleurs cet ouvrage qui est à l’origine de l’exposition : « Je connais André Simoncini depuis longtemps », raconte Pierre Joris. « Un jour, il m’a demandé de faire un livre pour lui. J’ai donc commencé à réfléchir à quelque chose qui correspondrait bien au concept de ce qu’édite la galerie : des livres bibliophiles, pas trop épais, avec une grande importance accordée aux illustrations. J’étais justement en train de travailler sur nos promenades le long de l’eau le matin, avec ces cormorans. Tout naturellement, l’idée d’une exposition à deux a fait son chemin. Pour en revenir à la domopoétique, les traductions que Nicole a faites de mes poèmes en anglais sont complètement dans cette veine, puisqu’elle va même jusqu’à me parler dans son texte en français. »
« Quelquefois, on ne sait plus très bien qui a eu une idée en premier », continue Nicole Peyrafitte. « Pour ces cormorans par exemple, j’ai pensé d’abord que c’est moi qui avais apporté ce sujet ; et puis Pierre a retrouvé un poème sur ces oiseaux qu’il avait écrit en Californie il y a un certain temps, quand on allait à la plage ensemble. Évidemment, je n’en avais aucun souvenir. Ce qui nous intéresse, c’est de remettre en question les certitudes individuelles qui s’installent dans un couple. C’est un peu comme un match de foot. » Pierre Joris attrape la balle au bond : « Mais sans arbitre… avec libre arbitre, plutôt ! »
Pour découvrir leur travail commun, et même en direct, rendez-vous donc dès le 20 octobre à 18h30 à la galerie Simoncini.