Génocide des Kurdes : Responsabiliser les complices

Deux sociétés luxembourgeoises auraient été impliquées dans le massacre à l’arme chimique de Halabja. Les dénonciations des violations des droits humains par des entreprises luxembourgeoises s’accumulent, la société civile exige qu’il y ait enfin une loi ambitieuse sur le devoir de vigilance.

La banque Quintet est visée par la plainte des Kurdes, alors qu’elle avait racheté la Banque continentale, fondée en 1979 par Nadhmi Auchi. (Photo : woxx/Fabien Grasser)

L’avocat américain Gavriel Mairone représente plus de 7.000 personnes : 4.808 survivantes et 2.306 tuées le 16 mars 1988 dans un massacre à l’arme chimique à Halabja, ville du Kurdistan irakien près de la frontière iranienne. Lancée par Saddam Hussein, l’attaque reste l’une des plus dévastatrices commises contre une population civile avec des armes chimiques. Trois décennies plus tard, en mars 2018, treize survivant·es ont déposé une plainte au tribunal civil du gouvernorat de Halabja avec MM-Law, cabinet fondé par Mairone, réclamant 10 milliards de dollars américains. Parmi les 25 sociétés et personnes accusées, deux entreprises luxembourgeoises : General Mediterranean Holding, une société anonyme, et Kredietbank Luxembourg, qui a racheté la Banque continentale Luxembourg et qui a été rebaptisée Quintet Luxembourg, en 2020.

Derrière ces deux entreprises financières se profilent Nadhmi Auchi, milliardaire anglo-irakien et proche de l’autocrate Saddam Hussein, ainsi que le néerlandais Frans van Anraat. Alors que ce dernier aurait procuré les solvants nécessaires à la fabrication du gaz moutarde pour la production des armes chimiques, explique la plainte, la principale figure derrière le réseau financier bâti en Europe par le régime irakien dans les années 1980 et 1990 est bien Auchi. Arrivé au Luxembourg sur ordre de Saddam Hussein, selon les plaignant·es, celui-ci aurait d’abord créé en 1979 General Mediterranean Holding (GMH), puis, la même année, la Banque continentale Luxembourg. Nadhmi Auchi a aussi su tisser des liens avec des responsables politiques luxembourgeois, puisque l’ancien premier ministre et ancien président de la Commission Jacques Santer figure aujourd’hui parmi les administrateurs de la holding, ce qui, par le passé, avait aussi été le cas du député CSV Laurent Mosar. Contactées par le woxx, ni GMH ni Quintet n’avaient encore répondu à une demande de commentaire à l’heure du bouclage de ce numéro.

C’est entre autres à travers ces banques que le régime irakien serait arrivé à contourner les sanctions des Nations unies et à acquérir des armes et technologies militaires. « 650 tonnes du précurseur du gaz moutarde TDG [thiodiglycol, ndlr] » provenant des États-Unis auraient été acquises par la Banque continentale Luxembourg, explique le dossier. Un gaz qui aurait été utilisé pour attaquer Halabja. Le premier transfert de 125 tonnes daterait d’octobre 1987, précise Gavriel Mairone. Cela faisait alors six années que le régime irakien menait des attaques contre des civils iraniens et kurdes irakiens. Ni Auchi, pas davantage que les deux entreprises luxembourgeoises et les 22 autres accusé·es, dont la société allemande TUI, ne pouvaient ignorer la finalité de leurs activités, dénonce la plainte.

À elle seule, l’atrocité à Halabja avait tué plus de 5.000 habitant·es et en avait blessé environ 10.000. L’accusation est grave : « Auchi, GMH et Banque continentale du Luxembourg ont été des acteurs clés de la conspiration », lit-on. « Le régime de Saddam n’aurait pas été en mesure de perpétrer le génocide, les crimes de guerre ou les crimes contre l’humanité sans l’assistance fournie par les accusés. »

La « connexion est substantielle avec le Luxembourg », a expliqué Gavriel Mairone dans une vidéo présentée lors d’une conférence organisée notamment par Justice et Paix Luxembourg et Amnesty, le 14 janvier. Une implication qui n’a guère surpris les conférenciers présents. Tant le secteur financier que le secteur de la défense nécessitent en effet une vigilance « extrême », a noté Stan Brabant, chercheur en armement et ancien directeur d’Amnesty International Luxembourg. Alors que l’État est censé protéger les droits humains, les entreprises doivent les respecter et, le cas échéant, apporter des réparations aux dommages causés. « C’est à nous de rappeler aux secteurs leur responsabilité », a souligné à son tour Aymeric Elluin, chargé du plaidoyer « armes » au sein de l’ONG Amnesty International France.

Changement de position

Bien que le Luxembourg ait joué « un rôle pionnier dans la lutte contre le financement des armes » dans les années 2000, comme le détaille un rapport critique d’Amnesty Luxembourg de janvier 2016, la position du pays est restée « ambiguë », en raison de mesures qui se font encore attendre. « Il existe peu de moyens d’empêcher les banques de financer la production et le transfert d’armes interdites à l’échelon international ou utilisées pour commettre de graves violations des droits humains », a rappelé Stan Brabant. Même si le Luxembourg ne produit pas d’armes militaires, le gouvernement encourage néanmoins l’essor d’une industrie nationale liée à la défense. Cela se traduit notamment, depuis 2022, par des appels à projets pour des services et des biens dits à « double usage ». Exclus des définitions et législations conventionnelles, comme le traité sur le commerce des armes régulant l’exportation d’armes « classiques », ces produits peuvent être utilisés à des fins tant civiles que militaires. Un exemple : les programmes satellitaires.

Les conséquences des attaques contre Halabja et d’autres villes kurdes se font encore sentir de nos jours, dénonce la plainte des survivant·es : « Les fausses couches ont été 14 fois plus nombreuses que la normale et ont dépassé le nombre de naissances vivantes, le cancer du côlon est dix fois plus élevé, les maladies cardiaques ont quadruplé… » Les cas de cancers, de malformations congénitales ainsi que de problèmes respiratoires, de peau, des yeux ou de fertilité se succèdent et « sont nettement plus fréquents à Halabja et dans d’autres régions touchées par les attaques chimiques ». (Photo : EPA/Ali Haider)

Pour des acteurs comme Luxinnovation ou encore la Chambre de commerce, la hausse du budget de défense – conforme à l’objectif de l’Otan d’investir 2 % du RNB – offrirait à l’économie nationale une occasion de se diversifier. Ceci, bien entendu, par le biais de produits militaires, avec l’objectif d’intégrer la chaîne de valeur de grandes agences ou entreprises européennes, comme Thales. Les produits ou services à double usage marquent, eux, un « premier point d’entrée dans la défense », selon Luxinnovation. Ainsi, le deuxième appel à projets lancé par le ministère de l’Économie et la Direction de la défense prévoit d’investir 13,8 millions d’euros dans plusieurs projets de recherche et développement des capacités à double usage. Les projets sélectionnés devraient débuter dès mars.

L’Initiative pour un devoir de vigilance voit d’un œil critique ce développement. Selon la plateforme fondée par 17 ONG en mars 2018, le risque d’implication dans des violations des droits humains de ces produits n’est pas négligeable. « Il y a la possibilité que l’utilisation finale potentielle des équipements militaires soit irresponsable et dans ce sens le risque de corruption et de détournement constituent des enjeux clés », a également dit Aymeric Elluin. En guise d’exemple, les conférenciers évoquent « l’opération Sirli ». Dans cette affaire, l’entreprise luxembourgeoise impliquée est CAE Aviation, qui avait fourni à l’État français des avions de surveillance – supposément pour des missions de reconnaissance en collaboration avec l’Égypte. Or, selon une recherche du média en ligne Disclose, les renseignements compilés par un avion avaient permis aux forces égyptiennes de cibler et de bombarder plusieurs centaines de civil·es entre 2016 et 2018. Des « exécutions extrajudiciaires », a résumé le juriste en droit international public Aymeric Elluin. Interpellé par le parti Déi Lénk dans une question parlementaire, le ministère des Affaires étrangères, à l’époque dirigé par Jean Asselborn, avait nié toute responsabilité de la part de l’État. Comme ses activités sont assimilées à une prestation de service, « ce type de société n’est pas contrôlé », a noté Aymeric Elluin.

Responsabilité politique

Ces cas ne sont pas les seuls à impliquer une partie de l’industrie du pays dans des violations des droits humains, et les activités des sociétés luxembourgeoises liées au domaine militaire devraient en conséquence être davantage réglementées. Pour ce faire, l’Initiative pour un devoir de vigilance avait lancé en 2018 une campagne incitant le gouvernement à adopter une loi nationale. Celle-ci obligerait la majorité des entreprises au Luxembourg à veiller à ce que toutes leurs activités – tout au long de leur chaîne de valeur – respectent les droits humains, de l’environnement et du climat (woxx 1675). L’initiative avait été soutenue par une quarantaine d’entreprises luxembourgeoises (woxx 1651), ainsi que par une majorité de la population, d’après une enquête réalisée par l’Institut luxembourgeois de recherches sociales et d’études de marchés en 2022. Près de 87 % de la population résidente voyait en effet favorablement l’introduction d’une loi exigeant des entreprises la prévention de toute violation des droits humains et environnementaux.

Les revendications de la proposition sont ambitieuses : le champ de la loi s’appliquerait à toute entreprise ayant au moins 250 employé·es, un chiffre d’affaires annuel de 50 millions d’euros ou plus, ou un bilan total de plus de 43 millions d’euros. De plus, l’initiative exige l’inversion de la charge de la preuve en faveur des victimes des violations des droits humains et environnementaux, ainsi que l’inclusion de toute entreprise active dans un secteur économique dit « à risque », notamment les secteurs de la défense et de la finance, y compris les fonds d’investissement et les sociétés de participation financière – tel que l’établissait aussi le plan d’action national 2020-2022 pour ce dernier.

La proposition des 17 ONG avait été déposée et présentée à la Chambre le 16 mai 2023 par les député·es Sven Clement et Nathalie Oberweis. Le texte avait été diversement reçu et n’avais pas fait l’objet d’un vote. La Chambre des salariés, par exemple, avait salué le texte, allant jusqu’à noter que, à l’image de la France ou de l’Allemagne, le Luxembourg « devrait figurer parmi [les pays] » à disposer d’une telle loi. Le patronat, quant à lui, représenté par la Chambre de commerce, avait fermement rejeté la proposition en prophétisant des « conséquences néfastes ». Pour sa part, le gouvernement avait plutôt misé sur l’adoption à venir de la directive de l’Union européenne sur le devoir de vigilance (Corporate Sustainability Due Diligence Directive, CSDDD), dont les négociations n’avaient pas encore abouti.

Actuel vide juridique

Il se trouve que la directive, adoptée depuis et entrée en vigueur le 25 juillet 2024, est moins ambitieuse que la proposition de loi nationale. Ne s’appliquant qu’aux entreprises de plus de 1.000 salarié·es et avec un chiffre d’affaires d’au moins 450 millions d’euros, elle a été fortement diluée suite aux conditions imposées par certains États membres (notamment le Luxembourg, qui plaidait en coulisses pour l’exclusion du secteur financier, voir woxx 1786 et woxx 1774). En tout, elle ne devrait concerner que 5.400 entreprises – ce qui n’empêche pas le patronat, cette fois-ci par la voix de la Fedil, de crier au loup devant la « lourdeur administrative » requise pour respecter les droits humains (woxx 1779).

D’après les informations données à l’Initiative pour le devoir de vigilance, la proposition de loi de 2023 fait partie du dossier du groupe de travail interministériel chargé de transposer la CSDDD en loi nationale avant le 26 juillet 2026 – et, s’il le juge nécessaire, d’inclure un plus grand nombre de secteurs et d’entreprises. Or, après des années à exiger un cadre légal respectueux des droits humains et de l’environnement, la possibilité d’une mise en pratique de la directive peu ambitieuse préoccupe les ONG, surtout en ce qui concerne les activités des secteurs financier et militaire. Une loi de 2018 sur la régulation des exportations, stipule que l’exportation d’un bien, d’un service ou d’un produit à double usage devrait requérir une autorisation de la part du ministère des Affaires étrangères. Une fois l’autorisation accordée, la CSDDD exclut tout bien ou service militaire exporté du devoir de vigilance. Les entreprises pourront continuer à ignorer les impacts de leurs exportations – pour les usages tant civils que militaires.


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