Guillaume Giovanetti et Çağla Zencirci : Sans fil et en sifflant

Après avoir posé leur caméra au Japon puis au Pakistan, Guillaume Giovanetti et Çağla Zencirci font halte dans les montagnes qui bordent la mer Noire. « Sibel », le film que leur a inspiré le « village des oiseaux », est l’histoire d’une jeune femme pas comme les autres dans un endroit pas comme les autres.

Le regard vert de Sibel (Damla Sönmez) est de ceux qu’on n’oubliera pas de sitôt. (Photo : Pyramide distribution)

À Kusköy, il existe une tradition centenaire qui permet de se parler d’un versant de montagne à l’autre sans dépendre de la technologie moderne : la langue sifflée. Avec elle, plus de problème de réseau inaccessible. « Sibel » s’ouvre d’ailleurs sur un extrait de documentaire consacré à cet idiome fascinant, pour mieux accrocher sa fiction à un réel pourtant insolite.

Muette à la suite d’une maladie infantile, Sibel, 25 ans, ne peut communiquer que grâce aux sifflements. On pourrait croire la chose aisée dans ce village bien particulier, où même les jeunes comprennent la langue sifflée. Mais ce serait compter sans l’éternel rejet de la différence, en Turquie ou ailleurs. Bien qu’elle soit la fille du maire, les relations de Sibel avec les autres femmes sont difficiles et la poussent à s’isoler souvent dans les montagnes, avec son fusil, à la recherche d’un hypothétique loup dont toutes et tous parlent sans jamais l’avoir vu.

Mais ce n’est pas un loup que Sibel va rencontrer. Un jour, lors d’une de ses expéditions, elle tombe nez à nez avec un objecteur de conscience qu’elle va blesser, puis soigner. Dans la Turquie autoritaire actuelle, même loin de la capitale, elle pourrait être taxée d’aide à un terroriste. Elle n’en a que faire, car cette rencontre, aussi brève soit-elle, lui ouvre les yeux sur sa condition.

S’il faut trouver une qualité principale au film de Guillaume Giovanetti et Çağla Zencirci, c’est le refus du manichéisme. Certes, l’héroïne est rejetée par les villageoises, qui n’auraient pas l’idée de lui faire épouser leurs fils, alors que sa sœur, plus jeune, reçoit déjà une proposition. Et Sibel, qui a perdu sa mère, la remplace dans les tâches ménagères qu’elle effectue pour son père. Mais celui-ci, dont elle fait la fierté, lui laisse une liberté appréciable, et le fait qu’elle n’a pas de mari et pas d’enfants à son âge lui donne aussi beaucoup de latitude. Son mutisme n’a donc pas que des inconvénients.

« Sibel » n’est pourtant pas un film qui se prête à une intellectualisation à outrance. L’analyse de son scénario le desservirait même plutôt : les histoires de jeunes femmes amoureuses d’un homme de passage qui leur ouvre les yeux ne sont pas, après tout, d’une grande nouveauté. Non, le charme opère en fait au moyen de deux idées clés : la mise en scène de la langue sifflée et la présence à la fois pudique et sensuelle de l’héroïne — auxquelles on peut ajouter le dépaysement.

Grâce à une bande-son où les sifflements s’invitent en permanence, comme au contraste avec le silence des montagnes (attention au choc maladroit de la chanson du générique de fin, cependant), Guillaume Giovanetti et Çağla Zencirci embarquent spectatrices et spectateurs dans une expérience sensorielle originale. Et puis Damla Sönmez, qui joue Sibel, est magnifique en femme libérée qui s’ignore. Par un montage précis et des gros plans travaillés, les cinéastes l’aident à éclipser l’ensemble du village, à l’exception peut-être de son père qui ne la bride parfois que pour faire bonne figure.

Cette coproduction luxembourgeoise installe donc une belle ambiance dans laquelle se plonger est agréable, malgré un scénario somme toute assez classique. Et dès la sortie de la séance, on se prend à écouter les oiseaux avec une oreille plus attentive. Et si c’était Sibel qui nous parlait ?

À l’Utopia. Tous les horaires sur le site.

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