Pour conclure notre série sur les malheurs de la social-démocratie et de ses alliés, une réflexion plus approfondie : depuis les bouleversements en France jusqu’aux blocages allemands, en passant par le fragile équilibre luxembourgeois.
« Pas un seul migrant à la rue, cela veut dire créer de nouveaux centres de premier accueil. » La rhétorique d’Emmanuel Macron lors de sa déclaration récente sur la politique d’asile vise à ménager la chèvre et le chou. Considéré comme le sauveur de la social-démocratie par de nombreux progressistes en France et ailleurs, le président français a beaucoup à perdre. Car face à la crise de la gauche, les marges de manœuvre pour attirer les électeurs se rétrécissent.
Le sociétal nous sauvera ?
En fait, au nom d’un traitement plus humain des réfugiés, Macron propose d’instaurer des hotspots en Afrique du Nord afin de retenir les migrants le plus loin possible des frontières européennes. Certes, la proposition relève sans doute d’une logique technocratique plutôt que d’une orientation xénophobe. Le président joue néanmoins sa crédibilité de progressiste sur le terrain qui, jusqu’ici, a permis à la social-démocratie de rester ancrée à gauche : celui des débats sociétaux.
Se profiler sur ce terrain-là n’est pourtant pas sans risque. Rappelons qu’au Luxembourg, la triple coalition gouvernementale s’est notamment constituée sur base d’un accord sur les sujets sociétaux – et en opposition au grand parti conservateur. De la séparation de l’Église et de l’État à l’ouverture de l’adoption aux couples homosexuels, les réformes ont été nombreuses. Et pourtant, quand la coalition a organisé le référendum sur le droit de vote aux étranger-ère-s, elle a pris une belle raclée de la part des électeurs. Même si les alignements politiques n’étaient pas les mêmes en 2015 qu’en 2005, le comportement électoral rappelle celui du référendum européen : le peuple contre les élites (woxx 1320). Quelle leçon à tirer pour la gauche ? Arrêter de sous-estimer le clivage entre le peuple et la classe politique ou – plus simplement – éviter les référendums ?
Mais les alliances autour du sociétal permettent aussi de remporter des victoires. Ainsi, le Bundestag vient d’adopter le « mariage pour tous » avec une majorité de gauche ad hoc et contre de nombreuses voix des conservateurs. Serait-ce le précurseur d’une prochaine coalition rouge-rouge-vert après les élections allemandes de septembre ? Rien n’est moins sûr, car pour le SPD, afficher son ancrage à gauche sur un sujet sociétal pèsera moins lourd que de tergiverser sur les sujets liés à la justice sociale. Par contre, le CDU, en apparence le perdant de l’affaire et divisé sur la question, pourrait en bénéficier : ayant laissé passer une réforme sociétale hautement symbolique, le parti se démarque de son image fortement conservatrice et attirera plus facilement des voix centristes.
De gauche au Luxembourg
Alors, face à la crise de la gauche, suffira-t-il de mettre en avant et de mieux expliquer les sujets sociétaux ? L’effondrement du PS français, après celui du Pasok grec, rappelle que pour la social-démocratie, délaisser les sujets sociaux est périlleux. Mais la gauche radicale doit également s’inquiéter : en général, le mécontentement populaire alimente surtout l’abstention et le vote d’extrême droite. Tandis que les partis écologistes, à moins de tenter l’aventure de coalitions avec des partis de droite, risquent de se retrouver sans partenaires pour faire avancer leur projet politique.
Au Luxembourg, la gauche se porte encore relativement bien. Ces dernières semaines, nous avons profité des bilans parlementaires suivis d’un déjeuner pour faire le tour des trois partis de gauche représentés au parlement (woxx 1432-34). Le DP n’a pas été inclus, parce qu’il est traditionnellement attaché au libéralisme économique et sensible aux intérêts des entreprises plutôt qu’à ceux des salariés. Sur les sujets sociétaux, il se situe depuis une dizaine d’années clairement à gauche – mais ce n’est pas autour de ces sujets que s’est développée la crise de la gauche.
Quant au CSV, s’il a depuis longtemps une aile « sociale », il se définit aussi par des positions plus conservatrices dans le domaine sociétal. Sous le leadership de Jean-Claude Juncker, le souci des couches populaires allait de pair avec une certaine ouverture dans les questions de société. Désormais, le CSV cherche son chemin. S’il devait miser à fond sur le conservatisme et délaisser le social, il risquerait de se retrouver, lui aussi, en crise – et d’ouvrir une sorte d’espace « trumpien » à droite.
Vive la radicalité !
Le Parti pirate pourrait passer pour l’exact contraire du CSV : progressiste sur les questions sociétales, conservateur sur les questions économiques et sociales. Or, l’intérêt pour les transformations technologiques et leurs conséquences politiques conduit potentiellement à des positions socialement progressistes, même si ces positions ne sont pas forcément dans la ligne de l’approche relativement défensive de la gauche traditionnelle. Si ce parti devait entrer au parlement – et organiser des bilans-déjeuners – nous l’inclurions dans notre « tour de table ».
Enfin, le KPL fait évidemment partie de la gauche, mais son poids électoral est désormais faible. La crise de la social-démocratie a d’ailleurs été analysée par Ali Ruckert lors du dernier RTL-Presseclub : « À la fin de la guerre froide, ils se sont considérés comme vainqueurs – pour découvrir ensuite que le capitalisme n’avait pas besoin d’eux. » Aux yeux du président du KPL, ne pas avoir d’alternatives fondamentales au système à proposer explique les difficultés des partis sociaux-démocrates. « Il ne faut pas faire comme si les programmes des partis de la coalition et celui du CSV divergeaient énormément », a-t-il ajouté, estimant que les grands partis luxembourgeois étaient presque interchangeables.
L’idée que les sociaux-démocrates – et accessoirement les Verts – ne peuvent plus être considérés comme étant de gauche est défendue par un certain nombre d’intellectuels, notamment en France. Ainsi, dans un dossier du « Monde diplomatique » de mars 2016 consacré à la social-démocratie, Frédéric Lordon critiquait le projet, encore flou, d’une primaire de gauche : « Aux yeux mêmes de ces infirmiers du désespoir, ‘toute la gauche’ est une catégorie qui s’étend sans problème de Jean-Luc Mélenchon à Emmanuel Macron – mais ce gouvernement ne s’est-il pas encore donné suffisamment de peine pour que nul n’ignore plus qu’il est de droite ? » Et Serge Halimi de constater : « L’émergence de nouvelles forces contestataires témoigne d’une grande impatience politique. Elle se transforme souvent en colère. La gauche gouvernementale constitue dorénavant une de ses cibles principales. »
L’OGBL, grand fédérateur
Enfin Miguel Urbán, cadre de Podemos, estimait en novembre dernier que la polarisation était suffisamment aiguë pour que « la lutte pour la construction d’une majorité sociale ne se mène pas au centre de l’échiquier politique, mais sur ses côtés : là où s’organise la lutte entre peuple et élites comprise dans son sens le plus strict d’antagonisme de classe ».
Une polarisation qu’on a du mal à retrouver au Luxembourg. Cela est peut-être dû à un acteur institutionnalisé de gauche qui n’est pas un parti : l’OGBL. Ses positions sont écoutées attentivement et souvent reprises par l’ensemble de la gauche, et on trouve des cadres syndicaux au sein de chaque parti. Quand l’OGBL malmène son allié politique traditionnel, le LSAP, celui-ci l’accepte en vertu de la puissance politique du syndicat, à commencer par son influence au niveau du groupe Editpress. Et quand le syndicat apporte son soutien au parti, comme il le fera sans doute en 2018, les autres composantes de la gauche l’acceptent, là encore afin de ne pas se brouiller avec cette structure comptant plus de 70.000 adhérents. Réciproquement, on pourrait dire que l’OGBL empêche le LSAP de succomber au social-libéralisme, les Verts d’abandonner le terrain de la défense des salariés et Déi Lénk d’adopter une pure logique antisystème.
Oui, l’OGBL se porte bien, la gauche luxembourgeoise n’est pas en crise aiguë et le LSAP semble loin de s’effondrer comme son frère français. L’impression laissée par le tour des bilans parlementaires n’est pas rassurante pour autant. Certes, les Verts sont confiants dans leur politique des petits pas, mais celle-ci implique de renoncer à promouvoir de manière crédible des alternatives novatrices du genre Green New Deal (woxx 1432). Le LSAP continue à croire et à faire croire en son identité de parti populaire (« Volkspartei »), mais il s’affirme surtout comme un acteur qui empêche le pire (woxx 1433). Enfin, le parti Déi Lénk ne perd pas une occasion pour afficher sa radicalité, mais ses propositions sont souvent fort sages (woxx 1434). Chacun de ces partis peine à se doter d’une stratégie politique permettant d’atteindre des objectifs ambitieux.
Révolution 3.0
« Ce n’est pas seulement une crise de la social-démocratie, elle concerne presque tous les partis traditionnels », avait affirmé Alex Bodry lors du déjeuner du LSAP. Frédéric Lordon, dans l’article cité, évoque également une crise généralisée, celle des institutions démocratiques actuelles : « La république d’aujourd’hui n’est que la troncature bourgeoise de l’élan révolutionnaire de 1789. » Et de réclamer la république sociale qui ne cantonnerait plus la démocratie à la sphère politique, mais inclurait les sphères économique et sociale.
Face aux mutations actuelles – mondialisation, troisième révolution industrielle – c’est en effet la crédibilité de la démocratie qui est en jeu. Les révolutions liées à la machine à vapeur, puis à l’électricité et au pétrole ont été subies par les sociétés de l’époque comme une sorte de catastrophe naturelle. Certes, dans les années 1930 et dans l’après-guerre, les institutions politiques ont mis en place des mécanismes correcteurs. Mais face au défi de la troisième révolution industrielle, la valeur de nos démocraties sera mesurée à l’aune de leur capacité de maîtriser, dès le départ, la manière dont cette révolution transformera notre vie économique et sociale. Et ce ne sont pas les conservateurs ou les libéraux, mais bien la gauche qui a vocation à prendre en main ce grand changement.
Hélas, au Luxembourg, la réflexion dans ce domaine n’est une priorité dans aucun parti constitué. Lors des bilans parlementaires, on n’a guère entendu parler de la troisième révolution industrielle. Ni du fameux Green New Deal, qui pourrait constituer une réponse partielle aux défis, et surtout, un projet fédérateur pour l’ensemble de la gauche. Hélas, le LSAP songe surtout à des « deals » bien plus modestes, à l’image du compromis sur la flexibilité du travail. Quant à Déi Lénk, ils s’affirment écosocialistes, mais dans leurs positionnements concrets, on ne retrouve guère une véritable conscience pour la dimension écologique de la crise actuelle. Enfin, Déi Gréng cultivent une approche technoécologique de la crise, mais font preuve de peu d’imagination en ce qui concerne le volet social d’un projet de type Green New Deal.
Le piège du pouvoir
En Allemagne, ce côte à côte des trois grands partis de gauche risque de ne mener nulle part lors des élections de septembre. On pense avec nostalgie à ce qu’on appelait le « projet rouge-vert » dans les années 1990, et qui a permis de conquérir une majorité de gauche en 1998. Majorité mal utilisée par Gerhard Schröder et Joschka Fischer qui, en trahissant les idéaux des deux partis impliqués, ont largement contribué à leurs difficultés actuelles.
Des difficultés que partage le parti radical Die Linke. Déchiré entre une aile anticapitaliste et une aile réformiste, il a du mal à dépasser une stratégie d’opposition au niveau national. Tandis qu’au niveau des Länder, il participe à un certain nombre de gouvernements, mais est souvent critiqué par sa base pour son acceptation de compromis. C’est le principal défi des partis de la gauche radicale : comment gérer l’accession au pouvoir ? Avec comme pire scénario celui vécu par Syriza en Grèce, qui dispose d’une majorité au parlement, mais reste impuissant face au chantage des institutions européennes et des marchés financiers.
Les partis verts quant à eux ont depuis longtemps l’habitude de participer au pouvoir, même si cela n’est pas toujours payant sur le plan électoral. « Être au gouvernement est une bonne chose parce qu’on y réalise des projets concrets », affirmait Viviane Loschetter lors du bilan parlementaire. Pour instiller des idées écologistes dans les institutions politiques, ce pragmatisme est effectivement approprié. Mais cela peut conduire à perdre son âme, par exemple en sacrifiant la santé de la population sur l’autel des intérêts de l’industrie automobile, comme l’a fait le ministre-président de Bade-Wurtemberg Winfried Kretschmann sur la question des interdictions de circuler pour les voitures diesel.
Dilemmes du SPD
Dilemme enfin pour ce qui reste du plus grand parti de gauche allemand, le SPD. « Fort de structures solides et de têtes d’affiche connues, le SPD existe-t-il encore en tant que formation politique capable de proposer un projet de société ? Dispose-t-il encore d’une boussole idéologique ou bien ne vit-il plus que pour perpétuer ses positions de pouvoir, dût-il les partager avec la droite ? », s’interroge William Irigoyen dans le numéro de juillet du « Monde diplomatique ».
Martin Schulz, tête de liste aux élections, essaye de renforcer le profil social de son parti sans pour autant brusquer l’électorat centriste. Ce qui lui vaut des critiques comme celles de Steffen Lange : « Ses propositions vont dans la bonne direction, mais pas assez loin », estime le chercheur en économie écologique au micro du Deutschlandfunk. Face aux défis de la digitalisation et des gains d’efficacité, Lange trouve que Schulz fait appel à des « instruments du passé » plutôt qu’à des outils comme une fiscalité écosociale, un revenu universel ou une réduction du temps de travail.
D’autres conseillent au candidat social-démocrate de se concentrer sur l’électorat centriste : « Le sujet de la justice sociale n’a jamais fait gagner les élections au SPD », soutient Manfred Güllner. Le dirigeant de l’institut de sondage Forsa, interrogé par le Deutschlandfunk, recommande d’améliorer l’image du parti en matière de compétence et de pragmatisme. À court terme, ce n’est sans doute pas faux. Et pourtant, faire une croix sur tout projet ambitieux de gauche, en Allemagne comme ailleurs, mènera à moyen terme la social-démocratie à sa perte.