Raconter l’histoire de la première arme nucléaire, c’est l’objectif de « La bombe ». Une BD historique, certes, mais bien plus que cela.
La BD historique constitue un genre à part. Avez-vous lu l’histoire de la Grande Guerre ou celle du Tour de France, en 48 pages, avec des contextualisations transformées en dialogues artificiels, une obsession de mentionner tous les noms qui ont compté, des minidrames humains en trois vignettes étriquées ? Il a fallu du talent pour en faire des albums potables, mais le résultat tient plus de l’exercice de style que du joyau du neuvième art. « La bombe » fait partie du même genre, ne renie pas sa parenté, mais n’en est pas moins une vraie réussite. C’est qu’il ne s’agit pas d’une œuvre de commande, et surtout, l’« album » en question comprend plus de 450 pages et pèse deux kilos.
Contre Hitler
Disposer de l’espace nécessaire pour vraiment raconter une histoire, voilà qui fait la différence. Cela laisse aux auteurs, Didier Alcante, Laurent-Frédéric Bollée et Denis Rodier, la latitude de débuter en douceur, de planter un décor : celui d’un monde qui s’engage dans ce que nous appelons la Seconde Guerre mondiale – « la bombe » dont la BD raconte l’élaboration étant supposée y avoir mis fin. Nous voyons le physicien Léo Szilárd, Hongrois né d’une famille juive, quitter Berlin en 1933. De même, le Prix Nobel de physique Enrico Fermi quitte l’Italie en 1938 – sa femme est juive. La scène du Nobel est très « pédagogique », avec Fermi qui explique à sa colauréate Pearl Buck la signification de l’épingle portée par les diplomates italiens : un faisceau de licteur, devenu symbole du fascisme. Mais les planches sont belles et la lecture agréable.
Un an plus tard, nous assistons à la première des étapes historiques sur le chemin de la bombe. Léo Szilárd, désormais réfugié aux États-Unis, rend visite à son vieil ami Albert Einstein, et ensemble ils signent une lettre au président Franklin Roosevelt. Szilárd vient en effet de démontrer qu’une réaction en chaîne, irradiant de l’énergie nucléaire, est possible. Et il craint que l’Allemagne d’Adolf Hitler s’en serve pour construire des armes et gagner la guerre. Le dialogue entre les deux grands physiciens nous instruit, là encore, sur l’utilité des neutrons secondaires et les vertus comparées des uraniums 235 et 238… Suite à la lettre, le gouvernement américain décidera de mettre tout en œuvre pour construire une arme atomique – le projet Manhattan, impliquant 130.000 personnes et d’un coût total de deux milliards de dollars d’époque.
Le travail des scénaristes et du dessinateur s’inscrit dans le genre épique plutôt que celui du drame psychologique. En clair : ne vous attendez pas à entrer dans les personnages, à sentir le souffle de l’histoire à travers le vécu intense de tel soldat ou de telle aventurière. Des grands noms de la BD ont réussi à marier leur passion et leur connaissance de l’histoire avec un récit psychologique qui fonctionne par lui-même, mais cela reste un exercice difficile. Dans le cas des « Passagers du vent », cela a même donné lieu à des albums « complémentaires », documentant le contexte historique que les albums originaux n’avaient fait qu’effleurer. Avec « La bombe », pas besoin de complément, le récit s’y confond avec la grande histoire.
L’uranium rayonne et parle
Cette approche plus sobre n’exclut cependant pas la sophistication, et c’est bien là la différence avec les « histoires de… » citées ci-dessus. Ainsi, il y a bien une voix de narrateur principal dans le livre, qui, dès les premières pages, nous met dans l’ambiance : « (…) je sentais confusément qu’un grand dessein m’attendait. Qu’une sombre et gigantesque énergie sommeille en moi ! » C’est l’uranium qui parle, et qui, tout au long du récit, commente les actions des êtres humains contribuant à l’accomplissement de sa destinée. Si cet artifice fonctionne, ce n’est pas lui qui fait qu’on se passionne pour l’histoire. En fait, l’histoire authentique de l’élaboration des premières armes nucléaires est l’étoffe dont on fait les grandes épopées – dès 1956, le journaliste Robert Jungk avait ainsi publié le remarquable livre « Heller als tausend Sonnen. Das Schicksal der Atomforscher ».
Le narrateur est donc l’uranium, mais cela laisse de la place à de nombreux autres acteurs (les personnages féminins ayant plutôt été en marge des événements). Au centre, on trouve Léo Szilárd, et à ses côtés le fataliste Enrico Fermi, l’illuminé Robert Oppenheimer et surtout le militaire et perfectionniste Leslie Groves, tous engagés dans le projet Manhattan. Les face-à-face entre ces personnages hauts en couleur sont souvent animés, et parfois à pouffer de rire.
Ainsi, un dialogue entre Szilárd et Fermi passe des agaçantes mesures du « secret défense » à l’avancement des travaux, puis à leurs conceptions de l’intellectuel : Fermi est adepte du « mens sana in corpore sano », tandis que Szilárd déteste les tâches manuelles – « le seul muscle qui m’importe est composé de deux hémisphères ». Et lors du premier essai d’une bombe nucléaire le 16 juillet 1945, Groves tente de convaincre le seul journaliste présent que tout est sous contrôle, tandis que les remarques des scientifiques révèlent la ténuité des mesures de sécurité et les incertitudes sur le résultat. « On ne peut pas exclure totalement que l’explosion embrase l’atmosphère et détruise toute la planète », ironise Fermi.
Quant à l’expérience de deux ans antérieure de la première réaction en chaîne, elle donne lieu à quelques-unes des planches les plus réussies de l’album : Fermi en train de diriger la démonstration devant une assistance de scientifiques, le tic-tic-tic du compteur de neutrons qui va accelerando et la voix off de l’uranium qui se sent « revivre ». Après, la réussite est fêtée au chianti dans une ambiance encore bon enfant.
Un album écrit avec passion
Cela va changer. Avec la mise en place de la ville-laboratoire militaire de Los Alamos, où les bombes allaient être construites, et l’entrée en scène d’Oppenheimer, scientifique stoïque choisi par Groves pour diriger les travaux. Le projet devient gigantesque, avec plusieurs villes-usines sorties de terre pour produire les composants de la bombe. Et le tout dans le plus grand secret, le projet étant même caché à Harry Truman, vice-président à l’époque. Mais pas à Joseph Staline, qui avait son espion dans la place, comme le raconte la BD avec un clin d’œil.
La grande histoire n’est cependant pas à l’origine de ce projet d’album. Adolescent, Didier Alcante s’est lié d’amitié avec un enfant d’expats japonais, puis a visité le Japon… et la ville d’Hiroshima. La découverte de ce drame, la question du pourquoi ne l’a plus lâché pendant près de 40 ans. La postface explique tout cela et évoque l’ampleur du travail de recherche entrepris, avec en tête une date-butoir de 2020, quelques mois avant le 75e anniversaire, pour la sortie de l’album. Ainsi s’explique la passion pour le sujet qu’on sent à travers l’album, mais aussi des défauts, comme les quelques fils d’histoire ébauchés mais non achevés, sans doute dus à cette course contre la montre.
Le dessin est en noir et blanc, d’une facture très classique, documentaire. C’est plutôt austère et sombre, mais efficace et bien maîtrisé par Denis Rodier. Il excelle dans la représentation des techniques et machines si présentes dans « La bombe », mais aussi des scènes de guerre, notamment autour de l’usine d’eau lourde en Norvège. Ce qui est utile pour nous rappeler que le sujet n’est pas la recherche, mais la confection d’une arme, et même la plus terrible de l’histoire de l’humanité.
Sera-t-elle utilisée ? Hitler finit par chuter avant que la bombe ne soit achevée. Reste le Japon, dont l’esprit de défense fanatique est bien souligné par plusieurs scènes. La décision d’employer la bombe était-elle justifiée par le souhait d’abréger la guerre ? Ou par celui d’impressionner la future ennemie, l’Union soviétique ? À travers des dialogues imaginés, une fois de plus, le livre tente d’éclaircir un débat sur lequel les historien-ne-s sont toujours divisé-e-s. Szilárd en tout cas, ayant été à l’origine du projet de construction, fait tout pour empêcher l’emploi de la bombe contre des civil-e-s – et sauve en quelque sorte l’honneur de la science.
D’autres s’écrient « on l’a fait, on a réussi », le phylactère apparaissant sur fond des images de destruction et de mort à Hiroshima. L’horreur de ce que peuvent s’infliger les êtres humains occupe en effet une place de choix dans l’album. On assiste ainsi au torpillage de l’USS Indianapolis, puis au calvaire de son équipage – il s’agit du navire qui avait acheminé la bombe à travers le Pacifique. Juste punition ? Le livre révèle aussi les expériences de médecins américains sur les effets du plutonium faites sur des humains, et qui rappellent celles du Dr Mengele.
Les horreurs
Enfin, autour de la neutralisation de l’usine d’eau lourde, les atrocités s’accumulent : Allemands qui torturent et exécutent des commandos britanniques interceptés, Américains qui bombardent la zone sans égard pour les victimes civiles et enfin Britanniques qui font sauter un ferry transportant de l’eau lourde… et plusieurs douzaines de passagers-ères.
Était-ce justifiable afin d’empêcher Hitler d’obtenir la bombe, sachant que l’eau lourde est indispensable pour mener les expériences sur la réaction en chaîne ? Et le bombardement des villes japonaises se justifie-t-il au vu de la brutalité et du fanatisme de l’armée de ce pays ? Peut-on tracer une limite ? Ou faut-il refuser ce type de question ?
« La bombe » n’explicite pas ces questions et ne formule pas de réponse. L’album se contente de finir sur l’image de la fameuse ombre laissée par une victime inconnue sur un escalier à Hiroshima. L’ombre, toujours visible, qui est tout ce qui reste de cet être humain évaporé, a hanté Alcante pendant 40 ans. Peut-être aussi parce qu’elle symbolise ce qui, un jour, pourrait rester de l’humanité. Ces trésors d’ingéniosité et d’esprit d’organisation employés à produire la bombe, cette rationalité conduisant à l’utiliser seront alors révélés comme symptômes d’une folie suicidaire.