Souveraineté agricole : « Nous n’avons pas eu les leaders qu’il fallait »

Le Niger est un « pays partenaire » de la coopération luxembourgeoise. La prise du pouvoir par des militaires, en juillet, plonge le pays sahélien dans l’incertitude. Avant le putsch, Ali Bety coordonnait la politique agricole et alimentaire du gouvernement. Désormais exilé en France, il était à Luxembourg le 14 décembre pour donner une conférence à l’invitation de SOS Faim. Le woxx s’est entretenu avec lui à cette occasion.

Marché à Dosso, dans le sud-ouest du Niger. La production agricole du pays est affectée par le changement climatique depuis 50 ans, entraînant une insécurité alimentaire permanente pour 20 % de la population. (Photo : Wiki Commons)

Le 26 juillet, Ali Bety participait à une réunion de la FAO, à Londres, quand des militaires ont renversé Mohamed Bazoum, le président du Niger élu en 2021. Le pays est désormais dirigé par l’ancien commandant de la garde présidentielle, le général Abdourahamane Tchiani, nommé à la tête du Conseil national pour la sauvegarde de la patrie (CNSP). Depuis 2017, Ali Bety était haut-commissaire à l’initiative « Les Nigériens nourrissent les Nigériens » (I3N), une administration créée en 2011 et rattachée à la présidence, avec pour mission de coordonner les politiques agricoles et alimentaires de ce vaste pays de 1,2 million de kilomètres carrés. Il a renoncé à retourner au Niger après le coup d’État, car il y risque l’arrestation. Son épouse, présidente du Conseil national de régulation des télécommunications et ancienne ministre, a été arrêtée et interrogée à plusieurs reprises avant qu’Ali Bety ne parvienne à la faire exfiltrer à travers le Nigeria, en compagnie de leurs deux enfants. Il vit aujourd’hui en exil en France, où il a demandé l’asile politique.

À l’invitation de SOS Faim, Ali Bety était à Luxembourg, le 14 décembre, pour donner une conférence sur « les enjeux de la mise en œuvre d’une politique publique dans un pays sous régime d’aide ». Dans un entretien avec le woxx, il explique les défis agricoles et alimentaires du Niger, exposé aux conséquences du changement climatique depuis déjà des décennies. L’administration qu’il dirigeait a permis une hausse substantielle de la production agricole, selon lui. Les partenaires internationaux déplorent cependant le manque de retombées pour les agriculteurs-trices les plus vulnérables, qui n’ont accès ni au filet social ni aux subventions. Ils saluent néanmoins ce mécanisme dans lequel ils voient une politique publique entièrement pensée par les Nigériens, qui manifestent ainsi leur volonté de se réapproprier la politique de leur pays.

Ali Bety parle aussi des conséquences du coup d’État du 26 juillet. Il estime que les militaires ont été manipulés par des milieux politiques hostiles à la guerre contre la corruption déclarée par le président Bazoum, dont il est un proche. Comme nombre d’observateurs locaux et internationaux, il y décèle aussi l’appât du gain, avec les profits pétroliers que le Niger commencera à engranger dans les prochaines semaines. Le pays de 23 millions d’habitants, parmi les plus pauvres au monde, exportera, à partir de janvier, 90.000 barils de brut via un oléoduc qui rejoint le Bénin. Une manne qui attire les convoitises.

woxx : Une problématique abordée dans votre conférence porte sur la façon dont un pays comme le Niger peut atteindre la souveraineté agricole et alimentaire, alors qu’il est très dépendant d’une aide extérieure d’abord orientée vers l’urgence humanitaire.

(Photo : SOS FaimAli Bety.)

Ali Bety : Notre politique de sécurité alimentaire et de développement agricole n’est pas basée sur l’aide d’urgence. Elle est bâtie pour un pays qui fait face à d’énormes défis climatiques. Une partie de la population est confrontée à des vulnérabilités importantes, car la production n’est pas suffisante. Entre 15 et 20 % de la population a besoin d’aide alimentaire, même quand les années sont pluvieuses et qu’il y a une bonne production. Nous assurons le développement agricole en intégrant cette vulnérabilité chronique et conjoncturelle, alors que les crises surviennent inévitablement une année sur deux ou sur trois. Mais cette aide d’urgence, qui fait intervenir des acteurs humanitaires, n’est qu’un axe de notre politique. Les ressources affectées à ces interventions sont toutefois importantes. Elles manquent aux programmes de développement structurel des cultures pluviales et d’irrigation, ou au financement à la transformation pour la mise sur le marché. Si, par exemple, on finançait suffisamment la culture irriguée, cela réduirait les besoins d’aide d’urgence et, par conséquent, le budget qui y est affecté. En 2001, nous avons perdu quasiment 40 % de la production céréalière habituelle. C’était un énorme gap et nous avons dû soutenir 4 millions de personnes au lieu du million prévu. Mais on ne peut pas laisser les gens mourir de faim, et nous avons utilisé l’argent pour l’achat de vivres.

« C’est au gouvernement de savoir comment défendre ses intérêts face à des pays comme la France, le Canada ou les États-Unis. »

Le Niger subit de plein fouet les conséquences du changement climatique…

Entre 1971 et 1974, j’étais un jeune garçon à l’école primaire quand le Niger a été frappé par de terribles sécheresses. Nous subissons le changement climatique depuis 50 ans, bien avant 1992, quand ont commencé les COP. Nous l’avons intériorisé et nous avons construit nos politiques agricoles en tenant compte de la désertification et de la baisse de pluviométrie. Mais ces dernières années, on est passé du déficit à l’abondance pluviométrique, avec des inondations qui emportent la production dans les champs.

Que pensez-vous, dans ce contexte, de la création d’un fonds pour les pertes et dommages, annoncée lors de la COP28 à Dubaï ?

J’ai participé à plusieurs COP pour le Niger. Des forces contradictoires y luttent pour obtenir un accord. Les pays qui vivent les effets du changement climatique voudraient que ceux qui en sont les plus responsables fassent des sacrifices et compensent les pays les moins émetteurs, qui sont aussi les plus fragiles. Lors des précédentes COP, nous avons dit que les fonds d’adaptation ne sont pas assez abondés et que les fonds verts climat sont inaccessibles en raison de mécanismes trop compliqués. Il fallait mettre en place un fonds pour les pertes et dommages, et c’est donc une avancée. Mais entre ce qui a été décidé et le moment où les financements vont arriver, je parie qu’il va y avoir des décennies de discussions, de procédures, de documents à élaborer et de formations à suivre pour que les cadres des pays concernés puissent y accéder.

Cette complexité et cette rigidité des procédures pour accéder aux financements des partenaires bilatéraux ou multilatéraux est un autre frein au développement.

Quand nous avons fait le bilan des dix ans de l’I3N, nous avons constaté que les ressources mobilisées par nos partenaires ne sont pas toujours alignées sur les programmes prioritaires de la politique. Ils n’arrivent pas à se mettre ensemble pour travailler avec le gouvernement sur des outils de financements efficients. Chacun veut mettre en place son financement en bilatéral, ce qui multiplie les coûts opérationnels. Chaque partenaire, pays, agence internationale ou ONG a son unité de gestion de projet qui coûte en loyer, en électricité, en téléphone, en voitures, en salaires, etc. Pour éviter le gaspillage, il faudrait mutualiser ces ressources afin que les aides aillent à des projets efficaces. Nous avons évalué que l’on pourrait ainsi financer 5.000 hectares de cultures irriguées supplémentaires. Cela sortirait beaucoup de gens de l’insécurité alimentaire.

Cette dispersion n’est-elle pas aussi l’illustration d’intérêts contradictoires entre partenaires, dont certains cherchent des avantages économiques ou politiques ?

Si le gouvernement est assez fort et puissant, il peut convaincre les partenaires de construire un mécanisme assurant que chaque euro mis à la disposition de notre développement crée plus de capacités chez l’agriculteur ou chez la femme qui transforme et vend les récoltes. Le problème dans nombre de pays est la faiblesse du gouvernement. Il y a aussi une question de confiance des bailleurs, mais on peut très bien leur garantir la transparence par des contrôles indépendants, de cabinets d’audit par exemple. Si on met en place des fonds communs, chacun doit pouvoir contrôler si les projets validés ont été réalisés. Mais il n’y aura pas forcément de drapeaux luxembourgeois, allemands ou de la Banque mondiale qui flotteront sur le terrain. Les bailleurs aiment bien cela pour leur opinion publique, mais pour moi, le drapeau qui doit flotter est celui du Niger. Certains peuvent aussi chercher un bénéfice politique ou économique. Ce n’est pas le cas du Luxembourg, qui a multiplié quasiment par quatre son volume d’aide financière au Niger depuis une vingtaine d’années, alors qu’il n’y défend aucun intérêt. C’est pareil pour le Danemark, qui met des ressources à disposition de l’État dans une approche de programme national. Ils sont juste présents pour contrôler.

Et maintenant, que va-t-il se passer avec l’administration que vous dirigiez ?

Moi, je n’y suis plus car le gouvernement a été renversé, le président est retenu en otage, des ministres sont emprisonnés ou en exil. Les putschistes naviguent à vue, sans programme ni vision. De plus, l’année accuse un important déficit pluviométrique et donc une baisse de la production agricole, tant pour les cultures que pour le pâturage. C’est un désastre, car le Niger a un cheptel très important. L’élevage contribue à 12 % du PIB, c’est énorme. Ce sera une année très difficile. La politique que nous menions donnait de bons résultats, malgré les faiblesses que je lui reconnais. Elle est désormais suspendue, c’est un recul.

Parallèlement, les attaques djihadistes sont en hausse ces derniers mois.

Dans les deux mois qui ont suivi le putsch, les terroristes ont tué cinq fois plus de militaires que pendant les deux années du régime de Bazoum (pendant lesquelles les violences djihadistes avaient considérablement baissé, ndlr). Les putschistes sont incapables de gérer la situation, alors qu’ils ont prétexté la dégradation sécuritaire pour justifier le coup d’État. Le président Bazoum avait investi dans l’armée par l’achat de matériel et la formation des forces spéciales. Ces dernières ont été déplacées à Niamey pour protéger les généraux dans leurs bureaux climatisés. Quatre-vingt-cinq officiers supérieurs ont été nommés à la tête d’administrations publiques et ne sont donc plus sur le terrain pour se battre. Ils laissent les capitaines et les petits grades s’occuper de la sécurité du pays.

« Ceux qui sont derrière le putsch veulent être les bénéficiaires de l’argent du pétrole. Mais quand on vole l’argent de l’État, on travaille contre le développement de son pays. »

Depuis le coup d’État, le Niger est aussi privé de l’aide internationale…

On va progressivement voir le tragique de cette situation injustifiable, qui était de mettre fin à un régime qui plaçait le pays sur une belle trajectoire. Tous les gouvernements avaient réussi, ces dernières années, à gérer l’insécurité alimentaire et à éviter les famines. La junte a tout déstructuré et l’État n’a plus les ressources pour soutenir les populations vulnérables. Même quand le Niger fonctionne bien, au moins 40 % du budget national vient d’emprunts ou de subventions. Cet argent manque désormais en raison des sanctions et de la suspension des aides.

Au Niger, comme précédemment au Mali et au Burkina Faso, la junte met en cause l’Occident et particulièrement la France, l’ancienne puissance coloniale, qui n’a jamais réellement quitté le pays depuis l’indépendance, en 1960.

C’est au gouvernement de mettre en place une politique économique et sociale qui développe le pays. C’est lui qui doit savoir comment défendre ses intérêts face à la France, au Canada qui veut exploiter l’or, l’uranium, le tungstène ou aux États-Unis qui veulent extraire le pétrole. Fondamentalement, dans la région, nous avons eu de mauvaises politiques économiques parce que nous n’avons pas eu les leaders qu’il fallait pour défendre les intérêts des pays. C’est donc un prétexte de dire que c’est la faute de la France ou des États-Unis. C’est en tout cas ma conviction. Dans ce coup d’État, des gens ont profité d’une société civile dite panafricaniste – et que nous appelons « panafriconiste » – qui a des relations avec les Russes ou d’autres pays qui veulent nuire aux Occidentaux. Ils ont utilisé les réseaux sociaux pour diffuser des discours prétendument révolutionnaires et attirer des gamins sans culture politique forte. Bazoum avait dit qu’il était prêt à s’allier avec le diable pour assurer la sécurité des Nigériens. Il a négocié avec Macron pour récupérer une partie des troupes françaises qui quittaient le Mali. Elles n’étaient pas autonomes, mais placées sous l’autorité du chef d’état-major du Niger. On peut aussi noter que les putschistes étaient ceux-là mêmes qui coopéraient avec les Français et ne tarissaient pas d’éloges sur cette collaboration.

Qu’est-ce qui explique ce revirement ?

Beaucoup de Nigériens pensent que l’une des raisons non avouées du coup d’État est l’argent que va générer l’exportation de pétrole, alors que la production est multipliée par cinq. On peut penser que quelques politiciens ont manipulé les militaires, car ils craignaient de voir le président Bazoum les empêcher de mettre la main sur ces profits. Ces ressources devaient servir à son programme économique et social et, surtout, donner la priorité à l’éducation, car il faut développer le capital humain pour contrôler la démographie qui plombe notre développement. Le taux de fécondité est de 6,2 enfants par femme. Ceux qui sont derrière le putsch veulent être les bénéficiaires de l’argent du pétrole, ils pensent d’abord à eux-mêmes et non au développement du pays. Ils n’y sont pas opposés dans le principe, mais en réalité, quand on vole l’argent de l’État, on travaille contre le développement de son pays.


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