Confronté à la pression politique des États-Unis, le Luxembourg réalise que les engagements pris par le passé n’étaient pas que symboliques et qu’il aurait mieux fait de les honorer à temps.
Lorsque le 4 février dernier, le site de l’ambassade des États-Unis au Luxembourg annonça que le premier ministre Xavier Bettel venait de recevoir une délégation américaine composée du Special Envoy for Holocaust Issues et de plusieurs représentants de la World Jewish Restitution Organization (WJRO) pour « discuter des efforts internationaux, y compris du Luxembourg, visant à résoudre les problèmes de restitution en lien avec la période de l’Holocauste », quiconque un tant soit peu au courant du dossier comprenait que quelque chose d’important venait d’avoir lieu.
On savait depuis longtemps que c’était là une des possibilités auxquelles il fallait s’attendre, si le Luxembourg continuait à inaugurer plaques et monuments pour ne pas avoir à traiter le problème de l’expropriation des Juifs durant l’occupation. C’était donc à craindre, après l’annonce en 2015 d’un rapport complémentaire sur la spoliation des biens juifs, qui n’a jamais vu le jour, et les conclusions d’un premier rapport datant de 2009 selon lequel il n’y aurait pas eu, par rapport aux victimes juives, « de discriminations dans les restitutions et indemnisations ».
En effet, la loi du 25 février 1950 concernant l’indemnisation des dommages de guerre s’adressait aux seul-e-s Luxembourgeois-es, à l’exception des étrangers-ères et des apatrides ayant « rendu des services signalés à la nation ». Sauf que les trois quarts des Juifs résidant au Luxembourg en 1940 étaient réfugiés et que parmi les autres, beaucoup n’avaient jamais été naturalisés. Leur persécution ultérieure pouvait donc difficilement compter pour un « service signalé à la nation ».
Déclaration de Terezin
C’est pourtant de cet argumentaire que se sert encore le gouvernement en 2018 dans une réponse par beaucoup jugée « catastrophique » à une question parlementaire sur un courrier aux médias. Envoyé à quelques jours de l’inauguration du monument à la mémoire des victimes de la Shoah, une certaine Karin Meyer, « au nom d’autres Juifs d’origine polonaise », fustigeait dans ce courrier « l’hypocrisie » continue du gouvernement, tout en faisant part de son intention de boycotter la cérémonie en question. Dans sa réponse, le gouvernement se voulait clair : « La loi sur les dommages de guerre de 1950 ne comporte pas de catégorie ‘juifs non luxembourgeois ayant subi un dommage de guerre’ » et précise qu’un « tel qualificatif ne saurait être introduit dans des considérations légales puisqu’il apparaîtrait, à juste tire, comme discriminatoire »…
Le gouvernement s’était-il concerté au préalable avec la communauté juive ? Apparemment non. En tout cas, il semblerait que la réponse du gouvernement ne soit pas tombée dans l’oreille d’un sourd outre-Atlantique.
Que s’est-il passé ? En juin 2009, à Prague, a eu lieu l’Holocaust Era Assets Conference, à l’issue de laquelle les 46 pays participants – dont le Luxembourg – ont adopté une déclaration : la déclaration de Terezin, dont le but était de recouvrer une partie des valeurs juives spoliées pour assurer un soir de vie digne à de nombreux survivant-e-s de la Shoah, qui n’en ont pas les moyens.
Conçue comme un guide et un outil de droit international à l’adresse de chaque pays pour l’aider à choisir les instruments légaux qui lui permettront de remplir ses obligations, son implémentation était surveillée par l’European Shoah Legacy Institute. Le résultat s’avéra pourtant décevant. En 2017, l’institut est dissous après publication du rapport « Restitution of Immovable Property ». Comme on peut le lire dans la partie consacrée au Luxembourg : « Un questionnaire concernant les régimes de restitution passés et présents » envoyé au gouvernement est resté sans réponse. Peu après, le Sénat américain puis la Chambre des représentants adoptent un projet de loi – le JUST Act (Justice for uncompensated survivors today Act) – visant à conférer le « monitoring » des pays signataires de la déclaration de Terezin au Département d’État, chargé d’établir des rapports pour le Congrès américain. Signé par Donald Trump au printemps 2018, le texte est désormais devenu loi.
IHRA
De tous les pays, la Pologne est celui où les réactions à ce texte jugé « illégal et immoral » auront été les plus hystériques. Or contrairement à ce que répandent les nationalistes polonais, la déclaration de Terezin pas plus que le JUST Act ne peuvent servir de moyens pour l’obtention de restitutions. Mais confronté à la pression politique des États-Unis, le Luxembourg réalise que les engagements pris par le passé n’étaient pas que symboliques et qu’il aurait mieux fait de les honorer à temps. La même chose est d’ailleurs vraie pour l’International Holocaust Remembrance Alliance (IHRA) à laquelle le Luxembourg a adhéré un peu vite en 2003, dans un esprit « been there done that » et sans doute sans se demander ce que cela impliquerait sur le plan politique. Par exemple : « résoudre les problèmes de restitution en lien avec la période de l’Holocauste » et aussi, se positionner par rapport à une définition de l’antisémitisme (adopté-ée en session plénière en 2016), dont certains pensent qu’elle sert aussi à museler les critiques d’Israël.
L’idée qu’à la question des restitutions (que reposeront avec vigueur les Américains) puisse venir s’ajouter une tout autre thématique, à savoir le conflit au Proche-Orient, devra inquiéter quiconque attentif des clichés et amalgames antisémites qui dernièrement ont eu un regain de popularité certain en Europe. C’est dire combien délicate sera la tâche de ce gouvernement (pourtant très engagé), pour lequel il s’agira de parvenir à un accord dans l’intérêt de l’avenir du pays et de la communauté juive. Sachant que pour la plupart des témoins direct-e-s, qui sont mort-e-s sans jamais avoir reçu de compensation, il est trop tard. Mais la déclaration de Terezin prévoit également des mesures alternatives pour corriger le mal qui a été fait, notamment à travers le financement d’activités éducatives et de la société civile ou d’institutions oeuvrant pour l’étude et la préservation de l’histoire. On pense évidemment à la Fondation pour la mémoire de la Shoah, dont on espère qu’elle se verra dotée d’un budget qui lui permette de remplir les missions énumérées dans ses statuts. Ou à la remise en valeur du site de Cinqfontaines, principal lieu de mémoire au Luxembourg.
Entre-temps, une chose est certaine : les doutes qui avaient surgi très tôt autour des origines juives de Karin Meyer (l’auteure du courrier aux médias), semblent infondés. Karin Meyer, la voix des Juifs polonais expropriés enfin sortis de l’ombre ? En effet, l’histoire peut paraître saugrenue ; elle l’est moins pour qui est au courant des réserves que les familles juives établies elles-mêmes entretenaient au sujet de ces Juifs de l’Est, dont elles redoutaient que la présence puisse alimenter un antisémitisme rampant. Par conséquent, le woxx avait choisi de publier l’intégralité du courrier en question.
Maintenant que nous avons mené l’enquête, nous sommes en mesure de confirmer l’origine juive polonaise de la famille de Karin Meyer. Même s’il nous est impossible de démontrer avec certitude que Martin Meir Abramowicz, l’arrière-grand-père de Karin Meyer, né à Wielun (Pologne) en 1889 de parents juifs, et sa famille ont été victimes de spoliations durant la guerre, comme le pense Karin Meyer. En revanche, il ressort clairement des actes de la Police des étrangers, que le woxx a pu consulter, qu’une certaine « xénophobie étatique », les contrôles incessants et leur situation incertaine d’apatrides ont très probablement fait payer lourd tribut à cette famille. Et jusqu’à son identité juive, dont tout indique que Martin Meir Abramowicz a voulu se défaire (pour ne plus en souffrir) en optant pour la religion catholique – raison peut-être pour laquelle la communauté juive ne l’avait plus sur son radar. Une socialisation que regrette aujourd’hui son arrière-petite-fille, qui depuis a renoué avec la tradition.