Théâtre : Les frontières d’hier à aujourd’hui

Que se passe-t-il dans la tête d’un frontalier qui se rend chaque jour ouvrable dans un autre pays pour y travailler ? Jean Portante donne sa version dans un monologue scénique au TNL, en cultivant ses thèmes favoris.

Prisonnier volontaire d’une frontière ou prêt à la franchir ? Jacques Bonnaffé interprète « Frontalier ». (Photo : Bohumil Kostohryz)

Les frontières reflètent des conflits caducs ou de vieux accords inadaptés aux réalités actuelles. Partant de cette arbitraire restriction de la liberté de mouvement, qui irrigue l’ensemble de son œuvre, Jean Portante offre un monologue en forme de récapitulation de son travail d’écrivain : ce personnage au volant de sa voiture qui traverse la frontière luxembourgeoise, qui discourt sur cette migration de son père de l’Italie vers le grand-
duché – laquelle aurait bien pu s’arrêter en France –, c’est évidemment un peu lui. Les racines d’un figuier du Sud y sont omniprésentes, comme un socle sur lequel se bâtit le propos. Mais Ulysse et Énée s’invitent aussi, grands voyageurs sur cette Méditerranée désormais cimetière, dont certaines récentes noyades seront également évoquées. Et la centrale de Cattenom, incarnation toute proche de l’obstination nucléaire de la France, en prend pour son grade. Hier et aujourd’hui se fondent dans une histoire individuelle qui reflète les destins de millions d’autres ; la nostalgie le dispute à l’indignation devant les injustices ; la quête d’identité se télescope avec la nécessité d’assurer son existence.

Dans une habile construction à la langue poétique, l’auteur tisse ainsi la toile de ses obsessions et de ses engagements, préférant à la vindicte contre un système qui le met en colère – il la réserve pour ses articles journalistiques – des mots qu’il qualifie souvent de « violemment doux ». Si parfois la structure commande la répétition et génère quelques longueurs, la beauté des phrases et l’implacable réquisitoire aux mots pourtant feutrés, empreints d’une empathie pour le genre humain tout entier, assurent la séduction de l’oreille. On se prend à vouloir relire le texte au calme pour pouvoir en découvrir plus de subtilités. Bonne nouvelle pour celles et ceux à qui cette idée viendrait : les éditions Hydre inaugurent avec lui leur nouvelle collection « Theatr/e ».

Pour qui connaît l’œuvre de Portante et la façon dont il la dit, la prestation de Jacques Bonnaffé est surprenante. Le comédien, soutenu par une mise en scène de Frank Hoffmann qui fait la part belle au franchissement de lignes figurant des frontières, fait feu de tout bois et déclame par moments plus qu’il ne dit. Au début, il faut bien l’admettre, on a un peu de difficulté à entrer dans ce jeu très extraverti qui contraste avec le texte ciselé. Bonnaffé en fait-il trop ? Parfois oui. Mais au fil des minutes, on s’y habitue et on commence à goûter certains effets qu’il parvient à tirer des mots de Portante. Par exemple, ceux-ci font rarement appel à l’humour direct, préférant un registre poétique et rêveur – et pourtant, le comédien, par ses intonations et ses mimiques, soutire au public certains rires francs. Son engagement est indéniable dans ce texte avec lequel il est manifestement pleinement en accord. Lui qui est privé de jouer en France en raison des restrictions liées à la pandémie peut s’exprimer sur scène au Luxembourg, et le plaisir se voit. Lorsque Jean Portante a écrit ce monologue, à l’occasion d’une résidence d’auteur à Scy-Chazelles en 2018, il était loin de se douter que l’arbitraire des frontières s’inviterait physiquement aussi lors des représentations.

Au Théâtre national du Luxembourg, les 22, 23 et 26 mars à 20h.
Texte paru chez 
Hydre éditions, 88 p., 12 €, ISBN 978-2-9199541-7-9.

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