Traité sur la charte de l’énergie : Un mauvais coup porté aux investisseurs

Le Luxembourg quitte le traité sur la charte de l’énergie (TCE), a annoncé le ministre Déi Gréng Claude Turmes le 18 novembre. Il emboîte le pas à sept autres pays de l’UE, considérant ce traité d’investissement contraire aux objectifs de l’accord de Paris sur le climat. La survie du TCE en devient incertaine. Une bonne nouvelle pour la société civile, qui estime qu’il s’agit d’une « brèche dans les règles de la mondialisation favorables aux investisseurs ».

Une centrale au charbon. Le traité favorise et protège les industries fossiles. (Photo : Wiki Commons)

Sortira ? Sortira pas ? La question a tourné ces dernières semaines avant d’être rattrapée par la rumeur : Claude Turmes, le ministre de l’Énergie, a annoncé le 18 novembre la sortie du Luxembourg du traité sur la charte de l’énergie (TCE). Et c’est bien ainsi que les choses se sont passées. Sauf que le ministre Déi Gréng est sorti du bois sur la pointe des pieds, par un simple tweet annonçant vendredi matin : « Le Luxembourg sort du Traité de la Charte de l’Énergie. C’est ce qu’a décidé le Conseil de gouvernement aujourd’hui, sur ma proposition. » Un message bientôt suivi d’un deuxième, tout aussi sibyllin, pour justifier la décision : « Même si la modernisation du TCE entraîne certaines avancées, l’incohérence avec les objectifs de l’Accord de Paris sur le climat reste réelle. Le traité dans son ensemble reste trop protecteur des investissements dans les énergies fossiles et nucléaires. »

Pas vraiment une capitulation en rase campagne pour le ministre, mais tout de même un désaveu de la position qu’il défendait fermement depuis des mois en faveur de la « modernisation » de ce traité qualifié de climaticide par des centaines d’ONG européennes dont Claude Turmes se dit parfois proche. Mis sur les rails par l’Union européenne, le TCE a été conclu en 1994 pour faciliter les échanges et les investissements dans le secteur énergétique avec les pays de l’ancien espace soviétique. Il accorde de considérables avantages aux industriels des énergies fossiles, dont il protège les intérêts financiers à travers des tribunaux arbitraux privés. Les décisions rendues par ces tribunaux, contestés pour leur opacité et leurs compromissions, s’imposent aux juridictions nationales et ne sont pas susceptibles d’appel.

Ce mécanisme, présent dans tous les traités d’investissement, permet aux entreprises d’exiger de lourdes compensations financières aux États adoptant des politiques contraires à leurs profits hypothétiques. Dans le cas du TCE, les États s’exposent à des poursuites dès lors qu’ils adoptent des mesures favorisant la réduction des rejets de CO2 au détriment du pétrole, du gaz ou du charbon. Cas emblématique parmi d’autres, les énergéticiens allemands RWE et Uniper réclament 2,1 milliards d’euros d’indemnités aux Pays-Bas car ceux-ci veulent fermer leurs centrales au charbon d’ici 2030.

Sept pays claquent la porte

Cinquante-trois pays, dont les 27 de l’UE, sont aujourd’hui signataires du TCE. Depuis mi-octobre, sept d’entre eux ont cependant fait savoir qu’ils claquent la porte : Allemagne, Espagne, France, Pays-Bas, Pologne et Slovénie, auxquels s’est ajouté le grand-duché. Deuxième puissance industrielle de l’UE, l’Italie avait pris les devants dès 2016, au moment d’interdire les forages offshores dans ses eaux territoriales. Avec le retrait des principaux poids lourds politiques et économiques européens, il devenait difficile pour le Luxembourg de ne pas prendre clairement position alors que des négociations pour « moderniser » le traité devaient se tenir ce mardi 22 novembre.

La réunion a finalement capoté car quatre pays de l’UE ont refusé d’accorder leur mandat à la Commission européenne, qui entendait renégocier le TCE sur des bases toujours favorables aux industriels des énergies fossiles. L’exécutif européen proposait même d’étendre le champ des investissements protégés à l’hydrogène, à la biomasse, au biogaz et aux carburants synthétiques, multipliant ainsi les risques de poursuites contre les pays. Face à la défiance des États, la survie du TCE est désormais en suspens.

« Je voulais vraiment réformer le traité, mais la proposition mise sur la table ne va pas assez loin, donc on assume et on s’en retire », nous a répété Claude Turmes mercredi sans s’étendre sur la position de la Commission européenne. Le ministre de l’Énergie incrimine en revanche la rigidité de Tokyo, autre signataire du TCE : « Le Japon a été très dur dans les échanges, car c’est un gros fournisseur de centrales à charbon et il veut le rester. » Claude Turmes note aussi un changement radical de cap des pays de l’Est depuis l’invasion de l’Ukraine : « Ils étaient contre la réforme, mais avec cette guerre, ils ont pris conscience de leur extrême dépendance au gaz russe. Ils parlent désormais d’efficacité énergétique et veulent accélérer la transition. »

« Risque réputationnel » 
pour le Luxembourg

La volonté de défendre la renommée « business-friendly » du pays vis-à-vis des investisseurs explique aussi la prudence initiale du gouvernement luxembourgeois dans ce dossier. Claude Turmes remarque cependant « qu’il y a un vrai risque réputationnel pour la place si un acteur majeur du pétrole ou du charbon lance des poursuites contre un État depuis une filiale immatriculée au Luxembourg ». À ce jour, 23 procédures ont déjà été lancées par des sociétés luxembourgeoises contre des États européens dans le cadre du TCE. Sur les 40 entreprises à l’origine de ces plaintes, 28 sont de simples boîtes aux lettres, sans bureau ni personnel. Le « risque réputationnel » évoqué par le ministre de l’Énergie est réel.

Quoi qu’il en soit, l’ASTM, Greenpeace Luxembourg et le Mouvement écologique ont salué « cette décision, pour laquelle les organisations se sont longuement engagées, même si les modalités de la sortie doivent encore être précisées », écrivent les ONG dans un communiqué conjoint.

Plus largement, le collectif de 380 ONG européennes opposé au traité qualifie de « victoire de la société civile » les rebondissements de ces dernières semaines. Elles se réjouissent de la portée symbolique des retraits annoncés du TCE. « C’est historique car c’est une brèche dans les règles de la mondialisation, dont les accords sont favorables aux investisseurs et contraires à la lutte contre le réchauffement climatique », affirme Maxime Combes, interrogé par le woxx. Pour cet économiste français, chargé de mission auprès de l’organisation Aitec (1), il s’agit « d’une inflexion car, jusqu’à présent, les institutions de la mondialisation comme l’OMC n’ont pas permis de prendre en compte les enjeux climatiques et environnementaux ». Il plaide pour une sortie coordonnée du TCE par l’ensemble des pays de l’UE, ce qui s’apparenterait à un acte de décès du traité.

Photo : Alan Murray-Rust/Wiki Commons

Un obstacle gravé dans le traité

L’optimisme dont Combes fait preuve est bienvenu dans un océan de mauvaises nouvelles pour le climat, comme vient encore de l’illustrer l’échec de la COP27 en Égypte. Cet optimisme est partagé par Cornelia Maarfield, coordinatrice de la politique du commerce et de l’investissement auprès de Climate Action Network Europe (CAN) : « En quittant le TCE, les États font un pas important pour restreindre les pouvoirs massifs de l’industrie des combustibles fossiles. Une sortie de l’UE constituerait un tournant majeur que nous ne pouvons plus nous permettre d’attendre. Elle est de loin le principal contributeur financier du secrétariat de la Charte de l’énergie. L’institution, dans sa forme actuelle, ne survivrait pas à une sortie de l’UE. »

Le mécanisme des tribunaux arbitraux privés, poursuit-elle, est « une façon inacceptable et antidémocratique de lier les mains de nos gouvernements à un moment où l’État est plus que jamais nécessaire pour gérer les multiples crises énergétiques et réguler une transition rapide et juste ». Pour atteindre cet objectif, il faudra toutefois rester combatif, avertit Cornelia Maarfield : « Nous ne pouvons pas attendre que les industriels des énergies fossiles changent volontairement leurs pratiques commerciales ni accepter que les pollueurs reçoivent des milliards d’euros de compensation simplement parce qu’ils ne sont plus autorisés à saccager la planète. »

Demeure un obstacle de taille gravé dans le traité : la clause de caducité, ou « sunset clause » en anglais. Cette disposition contractuelle permet à une entreprise de poursuivre un État pendant les 20 ans qui suivent sa sortie du TCE, une durée inédite dans ce type de traité. La sortie officielle du TCE prenant effet un an après son annonce, le Luxembourg, par exemple, s’exposerait à des poursuites jusqu’en 2043. La réforme devait réduire ce délai à 10 ans. Dans les deux cas, il est excessivement long au regard de l’urgence climatique telle qu’elle est notamment décrite par les scientifiques du Giec.

La partie se joue dans les travées

« Les Européens peuvent se prémunir de la clause de caducité par un retrait collectif », veut croire Maxime Combes, tout en reconnaissant que, sur le plan juridique, « on entre en territoire inconnu ». L’économiste français rappelle néanmoins que la justice européenne a déjà déclaré contraire au droit européen de telles poursuites entre un investisseur de l’UE et un État membre de l’UE.

« Maintenant que plusieurs pays se retirent en même temps, ils peuvent neutraliser la clause entre eux en concluant un accord supplémentaire, dit inter-se », relève pour sa part Cornelia Maarfield. « La Commission européenne a déjà proposé un tel accord pour mettre fin à tous les litiges » au sein de l’UE, précise-t-elle.

Sortie coordonnée de l’UE et neutralisation de la clause de caducité sont deux objectifs auxquels adhère Claude Turmes depuis l’annonce de la sortie du Luxembourg du TCE. « Il faudra voir s’il est possible de construire une majorité pour obtenir une sortie coordonnée du traité des 27 États membres et de l’UE en tant que telle », nous a-t-il déclaré mercredi, soit à la veille d’un important Conseil des ministres européens de l’Énergie à Bruxelles. « La question ne figure pas officiellement à l’ordre du jour, mais on va évidemment en parler en coulisses », a-t-il anticipé.

La partie se joue donc d’abord à l’abri et dans la discrétion des travées. On serait pour le moins curieux de savoir ce qui s’y murmurera sur l’avenir de ce traité et de ses dispositions toxiques pour le climat. L’UE en sortira-t-elle ? Ou pas ?

(1) Aitec : Association internationale de techniciens, experts et chercheurs.

« Je voulais vraiment réformer 
le traité, mais la proposition mise sur la table ne va pas assez loin, donc on assume et on 
s’en retire. » 
Claude Turmes, ministre de l‘Énergie


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