CINEASTE ET ACTRICES ENGAGEES: Raison d’être en colère

Une interview avec Bénédicte Liénard, réalisatrice de „Une part du ciel“, et ses deux actrices principales, Séverine Caneele et Sofia Leboutte. Ou: comment on peut commencer par parler cinéma pour finir par la régression sociale ambiante.

Séverine Caneele – ouvrière et prix d’interprétation à Cannes en ’99 – Naïma Hireche – ouvrière et visiblement fan de l’OGB-L – Bénédicte Liénard – réalisatrice – et Sofia Leboutte – actrice. Leur point commun? ¬Une part du ciel«.

Photo: Christian M

Joanna et Claudine, les deux personnages principaux, sont très proches dans leur manière d’être. A la limite, elles sont interchangeables. Avez-vous préparé vos rôles ensemble?

Sofia Leboutte: Non, on a mangé une fois ensemble dans un restaurant.

Séverine Caneele: On ne s’est même jamais rencontrées pendant le tournage.

Justement, le film se termine net, un peu avant que Joanna et Claudine ne se revoient enfin, c’est-à-dire au moment où un film traditionnel aurait sans doute commencé. Etait-ce votre choix initial?

Bénédicte Liénard: Oui. La fin du film est une ouverture sur quelque chose de nouveau, qui pourra se formuler à partir du constat des deux formes de résistance représentées. Ce qui m’intéressait c’était d’avoir deux femmes qui participent de la même chose à la base. Elles ont toutes les deux des caractères affirmés. La colère et la lutte font partie de leur vie. Je voulais être avec deux comédiennes, qui auraient pu être de la même famille. Pour moi, Séverine et Sofia auraient pu être des cousines dans la vie. Le personnage de Joanna, joué par Séverine, est la forme brute, chez qui la lutte, la résistance et la colère ne sont pas sociabilisées. C’est quelqu’un sur qui le phénomène du consensus social n’a pas eu de prise. Je voulais alors ajouter un niveau, qui est Claudine, que joue Sofia. Elle est plus consensuelle. Elle représente une forme polie de la lutte, parce que Claudine fait partie de l’appareil syndical. Et le personnage le plus intéressant dans le film est Claudine. Joanna nous provoque, mais Claudine est plus complexe. Elle fait partie de cet appareil mais, en même temps, elle est renvoyée à ses limites, à sa lâcheté, à ses contradictions, à sa peur et va devoir faire tout un chemin pour reconnaître que, dans sa forme brute, la colère de Joanna a raison.

Le film met aussi en parallèle les deux mondes dans lesquels évoluent ces femmes – prison et usine – que vous présentez comme très similaires. On pourrait vous reprocher que c’est là une comparaison facile. Ainsi, un sujet qui n’est pas traité en prison, c’est la drogue. L’avez-vous évité pour mieux pouvoir faire le rapprochement?

B.L.: Mon désir premier n’était pas de faire un film sur la prison et sur l’usine. Je voulais partir de deux lieux forts, qui sont des lieux d’enfermement. C’est assez basique, assez primaire. On peut me reprocher d’être primaire. En même temps, on peut me reprocher d’être dans l’évidence des choses. Et on pourrait aussi, comme dans toutes les formes consensuelles, se dire qu’aujourd’hui on ne peut plus parler de lutte des classes. Les classes sociales existent encore aujourd’hui, mais parler de la lutte des classes, ça paraît ringard. Dans ce sens, mettre l’usine et la prison ensemble peut paraître ringard, mais je l’ai fait. Je n’ai pas peur de m’exposer à quelque chose d’aussi évident que cela pour dégager d’autres paramètres. C’est mon choix d’être dans une grande subjectivité à ce niveau. La dialectique a existé parce que j’ai ressenti le monde de l’usine dans ses grands paradoxes par rapport à l’enfermement; que dans mon voyage personnel entre l’usine et la prison, les ouvrières m’ont renvoyé des choses qui étaient plus terrifiantes encore que chez certaines détenues; que j’ai vécu des choses en prison parfois beaucoup plus libres et plus porteuses humainement que ce que je pouvais découvrir en usine. Très vite, ce parallèle s’est imposé. Et il est tellement évident qu’il fallait, quelque part, avoir le culot de le faire pour amener un autre type de réflexion sur ces univers. Bon, je ne montre pas de drogues, alors qu’il y a bien de la came en prison. Mais le propos du film n’était pas de montrer la réalité carcérale. Le propos est: Comment des femmes dans des milieux répressifs tiennent debout?

Vous montrez vraiment plus de solidarité entre les femmes prisonnières qu’entre celles ouvrières.

B.L.: De nouveau, c’est l’expression d’une grande subjectivité. Ce n’est pas nécessairement vrai.

S.L.: Moi j’ai eu trois jours de formation dans une usine avant le tournage. Et c’est très difficile d’entrer en communication avec des amies ouvrières, parce que papoter, cela ralentit le travail. Les chaînes ont un rythme et cela ne permet pas vraiment d’avoir une conversation.

S.C.: Enfin, c’est ce que dit le patron.

S.L.: Mais malgré le côté mécanique des gestes, je ne crois pas qu’on a la tête à rêver, ou à papoter. C’est difficile de se détacher du rendement.

S.C.: Les filles en usine craignent aussi de lever la tête de peur que le chef passe. Il y a bien certaines usines où l’on pourrait se lancer un regard ou parler, sans pour autant se tourner les pouces, mais c’est tout simplement interdit.

S.L.: Pour les conditions horaires, c’est de six heures du matin à quatorze heures, avec un quart d’heure de pause à l’intérieur des huit heures de service. Ce sont donc des conditions de travail très dures. Et puis, c’est difficile d’être informée sur les formes de contrats, les conditions de salaires, …

B.L.: Au niveau des progrès syndicaux aujourd’hui, on est dans une réelle régression. Personne ne semble vouloir dénoncer ça. Les acquis sociaux d’il y a vingt ans ne sont plus appliqués aujourd’hui. Le néolibéralisme a complètement envahi les esprits et les corps. Tout le monde marche là-dedans. On demande à l’être humain aujourd’hui de se déshumaniser au nom du profit. Et dans cette grande déshumanisation, les chefs d’entreprises, les cadres, etc., subissent les mêmes pressions. Ce n’est pas que le monde ouvrier. Je rencontre des profs qui sont sous medocs, des ouvriers qui arrêtent d’aller travailler parce qu’ils n’en peuvent plus et puis des cadres d’entreprise aussi, qui pètent les plombs. Les valeurs fondamentales qui permettent qu’un être humain reste pleinement humain, donc en contact avec lui-même et dans un rapport avec les autres, sont en train d’être bousillées au nom d’une économie outrancière, d’une violence extrême. On ne se rend pas compte, tant qu’on n’a pas mis les pieds en taule ou en usine, que l’appareil néo-libéral – je suis désolée de parler comme ça – est en train de nous bouffer la gueule. Il nous bouffe le corps, la tête, et au nom de quoi? Au nom d’un bakchich qui ne permettra même plus, à certaines familles, de partir en vacances. On n’est plus à l’époque des congés payés.

S. C.: J’ai connu une jeune femme, dans l’usine où je travaillais, qui bossait du lundi au dimanche compris, et un samedi-dimanche c’est douze heures pas huit. Elle a fait ça pendant trois semaines et s’est retrouvée en dépression. Au bout d’une journée à la maison, la patronne lui a téléphoné pour dire que si elle ne revenait pas le lendemain, elle était virée.

Interview réalisée par Germain Kerschen

„Une part du ciel“ deBénédicte Liénard, à l’Utopia.


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