AGRICULTURE ET LIBRE-ÉCHANGE: « L’Europe se tire une balle dans le pied »

Lundi prochain, Jacques Berthelot fera étape à Luxembourg pour une conférence sur la régulation des prix agricoles. Le woxx a pu s’entretenir avec l’agroéconomiste, qui tient des propos à contre-courant du néolibéralisme ambiant.

Jacques Berthelot:
L’ancien maître de conférences à l’École nationale supérieure agronomique de Toulouse et chercheur, fut l’un des signataires de l’appel pour des agricultures durables et solidaires en Europe et dans le monde. Il s’intéresse aux problématiques de l’agriculture et des subventions agricoles et
il est un des administrateurs de l’association Solagro, qui promeut la maîtrise de l’énergie, les énergies renouvelables, l’agro-environnement et l’agro-foresterie.

woxx : Vous préconisez une régulation des prix agricoles. Qu’est-ce que le marché des denrées alimentaires a de particulier pour proposer une telle mesure ?

Jacques Berthelot : Les marchés des produits agricoles ne s’autorégulent pas, contrairement à ceux de la plupart des produits manufacturés et des services, où la production peut s’adapter plus ou moins à la demande. Pour les produits alimentaires, l’offre et la demande sont rigides. Il s’agit de biens de première nécessité. Quand les prix augmentent, les consommateurs vont sacrifier tous les autres biens, simplement pour assurer leur survie. Dans le cas contraire, quand les prix baissent, les consommateurs, du moins dans les pays plus riches, ne vont pas commencer à prendre un repas de plus, donc à consommer plus parce que l’opportunité leur en est donnée. Ce qui est donc en cause, c’est le besoin d’une régulation publique pour garantir que les prix soient à un niveau qui assure la rentabilité de la production agricole, et en même temps donne accès à l’alimentation pour le plus grand nombre.

Quels seraient les instruments pour réaliser cette régulation ?

En fait, avec la libéralisation de tous les marchés en cours depuis un certain nombre d’années – y compris dans le domaine alimentaire – et depuis la crise alimentaire qu’on a connue depuis 2005 et 2006, on fait face à une volatilité très forte des prix agricoles, qui de surcroît sont majoritairement libellés en dollars. A la volatilité des prix de base s’ajoute donc celle du taux de change du dollar par rapport aux autres monnaies. Or, pour pouvoir investir, les agriculteurs ont besoin d’une visibilité à moyen terme. L’agriculture est une industrie lourde en investissements. Il faut donc garantir une relative stabilité des prix pour pouvoir rentabiliser les investissements agricoles et pour que les banques soient disposées à accorder des crédits. Pour cela, il faut revenir au système qui a merveilleusement fonctionné dans la politique agricole commune de 1962 à 1995, date à laquelle a été mise en place l’OMC. A l’époque, on assurait des prix stables en appliquant des prélèvements variables à l’importation et non pas des droits de douane calculés sur la valeur des produits importés. La moitié des produits agricoles en Europe sont protégés par des droits de douane spécifiques – telle somme par tête de bétail ou telle somme par tonne d’aliments importés.

« Il faut donc garantir une relative stabilité des prix pour pouvoir rentabiliser les investissements agricoles. »

L’Afrique semble particulièrement fragile à cet égard. Pourquoi ?

Le continent africain a dû ces derniers temps accepter des accords de libre-échange, aussi appelés accords de partenariat économique (APE), avec l’Union européenne. Ces accords vont l’obliger à réduire en moyenne de 80 pour cent les droits de douane appliqués sur les produits en provenance de l’Union. C’est extrêmement grave, car au lieu d’aller dans la direction d’une meilleure protection de leur marché de l’alimentation, les pays africains vont en plus perdre d’importantes ressources budgétaires. Dans ces pays, avec un important secteur informel qui ne paie pas d’impôts ni sur le revenu ni sous forme de taxe sur la valeur ajoutée, les droits de douane – que ce soit à l’importation ou à l’exportation – représentent une grande part des recettes budgétaires totales. Les APE viennent d’être signés avec la plupart des pays d’Afrique – l’Afrique de l’Ouest a signé le 10 juillet, l’Afrique australe le 15 juillet, puis l’Afrique de l’Est finalement le 16 octobre. Non seulement ils feront perdre à ces pays des recettes douanières, mais leurs entreprises vont également être fortement concurrencées à cause des produits européens qui ne sont donc plus taxés. A cela s’ajoute l’effet supplémentaire dû aux accords que l’Union européenne a négocié avec d’autres régions, en Amérique latine et centrale, et la perspective du grand marché transatlantique. Les exportations de ces régions vers l’Europe seront également détaxées et vont concurrencer d’autant plus celles d’Afrique sur nos marchés.

Mais ne faut-il pas plutôt mettre à l’abri les consommateurs des hausses de prix ?

On pourrait croire qu’il y a une contradiction entre le fait d’assurer un prix aux producteurs et l’obligation de garantir l’accès à l’alimentation aux plus pauvres. Les Chefs d’Etat d’Afrique subsaharienne s’étaient engagés à Maputo en 2003 à consacrer au moins 10% de leurs budgets à l’agriculture. Une petite minorité y est parvenue mais sans que les moyens arrivent là où ils auraient été nécessaires. Du côté des consommateurs – qui s’entassent à un rythme effréné dans les villes côtières, ce qui rend encore plus rentable l’importation de denrées alimentaires par rapport à l’approvisionnement depuis l’arrière-pays -, il faut mettre en place des systèmes qui permettent de ne pas soutenir la flambée des prix, mais qui bénéficient aux agriculteurs. En somme, c’est subventionner les prix de certaines denrées alimentaires pour les proposer à des prix qui restent accessibles aux plus pauvres. Il faudrait donc des systèmes d’aide alimentaire intérieure s’inspirant de ceux qui existent déjà. Le plus connu est celui des Etats-Unis, le plus grand fournisseur d’aide alimentaire intérieure avec en gros 100 milliards de dollars par an, dont 75 pour cent sont accordés par des bons d’achats, les « food stamps », et le reste en nature, notamment par des repas offerts à l’école tant le matin qu’à midi. Les Etats-Unis sont un pays riche et c’est un système très cher qu’il faut pouvoir financer. Pour l’Inde, le système est différent : le pays constitue des stocks publics achetés à des prix rémunérateurs aux agriculteurs et recédés à très bas prix. A peu près deux tiers de la population peuvent en profiter. Mais cela reste très coûteux.

Que faire donc en Afrique, si les moyens sont limités ?

Ce qui est particulier en Afrique, notamment en Afrique subsaharienne, c’est que 60 pour cent de la population vit de l’agriculture. Si déjà on augmente les prix agricoles, même les agriculteurs qui n’ont pas de production excédentaire seront incités à produire un peu plus. On pourrait coupler cela à un système de prêts à plus long terme, qui pourraient servir à financer le subventionnement des prix agricoles de base pour les plus pauvres. Les agriculteurs pourraient donc fonctionner en autofinancement, alors que l’Etat et l’aide internationale s’occuperaient de l’amélioration des infrastructures et de la recherche et développement.

Existe-t-il des exemples qui montrent comment un tel système peut fonctionner ?

Il y a des exemples d’actualité si l’on compare la communauté des pays de l’Afrique de l’Est à celle de l’Ouest. L’Afrique de l’Est, et précisément le
Kenya, avait progressivement augmenté ses droits de douane sur les produits laitiers. La poudre de lait était taxée à 25 pour cent en 1999, à 40 pour cent en 2002 et à 60 pour cent depuis 2004. Le Kenya est devenu exportateur net de produits laitiers en 2013. En Afrique de l’Ouest, ces droits ne sont que de 5 pour cent et les importations de produits laitiers représentent 65 pour cent de la consommation. En plus, à l’est, on consomme 100 litres par personne et par an, à l’ouest seulement 16 litres. La viande constitue un autre exemple : là, le taux est de 25 pour cent à l’Est et à l’Ouest il est de 20 pour cent. Mais même cette faible différence suffit pour que l’Afrique de l’Ouest doive importer 11,5 pour cent de sa consommation de viande, alors qu’à l’est ce n’est que 0,3 pour cent. Le troisième exemple, c’est le riz, qui est protégé à 10 pour cent à l’ouest et à 35 pour cent à l’est : la dépendance de l’Afrique de l’Est à la consommation de riz importé représente 24 pour cent, alors que l’ouest doit importer 43 pour cent du riz qu’il consomme. Tout cela montre la pertinence d’une protection tarifaire solide pour mettre à l’abri les producteurs locaux contre des produits souvent importés à des prix de dumping, donc fortement subventionnés, comme c’est le cas pour ceux venant d’Europe.

« Les Etats africains vont s’appauvrir énormément parce qu’ils vont perdre des recettes budgétaires à cause de la limitation des droits de douane à l’importation. »

Comment expliquer alors la signature d’accords qui vont à l’encontre des intérêts des pays africains ?

Les accords APE avec les pays d’Afrique sont un peu à l’image de la fuite en avant tous azimuts depuis la multiplication des accords de libre-échange, suite à la stagnation des négociations du cycle de Doha depuis 2001. L’origine des APE remonte à la plainte des pays exportateurs de bananes en Amérique latine et centrale contre l’Union européenne, qui laissait entrer les bananes des pays ACP sans droits de douane. Depuis, l’UE a été plusieurs fois condamnée pour sa politique bananière, ce qui l’a amenée à modifier ses préférences commerciales avec ses anciennes colonies. L’Europe s’est crue obligée – alors qu’elle aurait pu demander une exception, compte tenu de la pauvreté de ces pays – de changer ces dispositions pour des accords de libre-échange plus équilibrés dans lesquels les pays ACP devraient à leur tour ouvrir leurs marchés à l’Union européenne.

Mais la politique européenne continue dans cette voie…

L’Europe se tire une balle dans le pied en imposant de tels accords. Les Etats africains vont s’appauvrir énormément parce qu’ils vont perdre des recettes budgétaires à cause de la limitation des droits de douane à l’importation. En plus, les taxes à l’exportation ne peuvent plus augmenter. Pour un pays comme la Côte d’Ivoire, ces droits sont même supérieurs à ceux appliqués à l’importation. Ils ne pourront plus augmenter, ce qui est complètement affolant si l’on sait que l’Afrique de l’Ouest, qui représente 340 millions d’habitants en 2014, en comptera 510 millions en 2030 et plus de 800 millions en 2050 – alors que l’Europe restera autour de 500 millions à cette même date. Un marché très intéressant donc, mais qui sera handicapé par une mise en concurrence de son économie, qui n’est pas du tout préparée à cela. Les pays africains ne sont pas compétitifs sur la plupart des produits industriels et même sur les produits alimentaires de base. Leurs entreprises, déjà très faibles, vont disparaître. A moyen et long terme, il est dans l’intérêt des entreprises européennes de considérer que l’Afrique pourrait représenter un fabuleux marché d’avenir pour l’exportation de produits et de services à haute valeur ajoutée. Mais il faudrait alors, dans l’immédiat, leur permettre d’assurer leur sécurité alimentaire, c’est-à-dire bien protéger tous leurs produits agricoles et leurs industries naissantes. Se greffe là-dessus l’accord de Bali sur la facilitation des échanges, qui va leur imposer de consacrer une bonne partie de leurs faibles ressources budgétaires à améliorer les infrastructures portuaires et aéroportuaires pour faciliter les importations. Cet argent manquera d’autant plus pour réaliser ou améliorer les infrastructures routières internes, pour faciliter l’approvisionnement des villes et des capitales avec des produits venant de l’intérieur. J’ai eu l’occasion de faire des missions en 2009 en Sierra Leone et en 2013 au Libéria, et j’ai constaté que dans ces deux pays, qui sont des pays très bien arrosés, avec peu de montagnes et du soleil, la plupart des produits alimentaires sont quand même importés. Il manque tout simplement les infrastructures nécessaires pour acheminer les produits agricoles dans les villes, voire pour pouvoir les échanger avec les voisins. Pour les paysans, s’ils ont une bonne récolte, c’est une récolte pourrie de toute façon parce qu’ils ne peuvent pas écouler leur production.

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« Réguler les prix agricoles, pour que tous puissent manger ! »

Conférence de Jacques Bertehelot organisée par etika, Attac, ASTM, Caritas, Meng Landwirtschaft, Frères des hommes et SOS Faim le lundi 17 novembre à 12h15 au centre culturel Altrimenti, salle Maria-Rheinsheim, 5, avenue Marie-Thérèse, Luxembourg. La conférence sera suivie d’un déjeuner (sandwichs et boissons) offert par etika.
Pour des raisons d’organisation, prière de s’inscrire par courriel via events@etika.lu avant le week-end.


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