Henri Wehenkel s’engage dans le contexte luxembourgeois pour la cause palestinienne. Il se pose la question si l’on peut être critique envers Israël sans être antisémite.
Se pourrait-il qu’on soit antisémite sans même s’en rendre compte même en fouillant son âme de fond en comble? L’antisémitisme serait-il une sorte de virus qu’on porte en soi, latent, et qui n’attend qu’une occasion pour s’activer, un monstre qui sommeille et n’attend que d’être réveillé, un mot de trop et voilà que l’abîme s’ouvre devant nos pas? Sommes-nous tous des antisémites qui s’ignorent? Sommes-nous à la veille d’une nouvelle Nuit de Cristal avec les synagogues qui brûlent?
Le simple fait de s’intéresser à la question palestinienne ne témoigne-t-il pas déjà d’une secrète rancune, d’une hargne inavouable? Le fait de parler de crimes de guerre commis par l’armée israélienne nous rapproche-t-elle des négationnistes? La presse européenne tout entière est-elle animée de l’envie d’en remontrer aux juifs quand elle montre des images qui font mal et qui mettent en colère ? Amnesty antisémite, quand elle parle de torture? L’ONU antisémite quand elle exige une commission d’enquête? Le Parlement européen antisémite quand il exige des sanctions? Tous antisémites?
Que pouvons-nous dire? Faut-il introduire une censure? Ne plus rien dire qui puisse nuire à Israël? Se taire et faire comme si? Israël serait donc au-dessus de tout soupçon, échapperait à la critique, pourrait tout faire? Et les Palestiniens n’auraient plus qu’à se taire, à se faire oublier, à tout accepter et à disparaître de l’Histoire de l’Humanité comme tant d’autres peuples avant eux?
Attention, un tel conformisme, une telle hypocrisie serait le pire service qu’on pourrait rendre à Israël. Ce serait identifier Israël à ses pires aspects, et les gens n’en penseraient pas moins qu’Israël a tort. Cette interdiction de penser et de parler confirmerait les antisémites véritables.
Il faut qu’Israël soit enfin considéré par ses amis et par ses ennemis comme un pays pareil aux autres, capable des meilleures choses tout autant que des plus mauvaises. Critiquer Israël quand il a tort est un service à lui rendre. Et surtout il ne faut pas que l’antisémitisme soit utilisé pour dire n’importe quoi, sinon ce mot ne veut plus rien dire.
Evidemment, si un juif qui a souffert de l’antisémitisme lance l’accusation, on peut tout au plus lui reprocher un excès de susceptibilité. Si n’importe qui se sert de cet argument, soit pour des raisons de basse polémique, soit pour des raisons de cuisine électorale, il faut crier halte-là, allez faire vos saletés ailleurs.
L’excès de zèle pro-israélien peut n’être que le déguisement, le retournement dialectique de l’ancien antisémitisme, la conspiration universelle des antisémites remplace l’ancienne conspiration des juifs apatrides. Ce serait trop facile s’il suffisait pour ne pas être antisémite d’être pour Israël et de le crier six fois par jour sur tous les toits.
La mauvaise conscience a des raisons que la raison ignore. Quand le directeur du „Luxemburger Wort“ dénonce ceux qui critiquent Israël deux semaines après avoir dénoncé le film qui critique le silence de Pie XII en utilisant les mêmes termes, on peut se poser la question si ce n’est pas la mauvaise conscience qui parle, si ce n’est pas le sentiment de culpabilité refoulé qui demande la parole. Israël serait la réparation d’Auschwitz. Les Palestiniens expieraient pour les crimes des nazis. Il faut mettre en garde contre les possibilités infinies de manipulation de la bonne conscience .
Danger anti-sémite?
L’antisémitisme se distingue du nationalisme, de la xénophobie et de toutes les autres formes de racisme par son caractère particulièrement maléfique. Il n’est pas simplement constitué d’un préjugé et d’un sentiment de haine. Il prétend fournir l’explication du monde et il répond à un besoin profondément ancré dans l’inconscient personnel et collectif. Il représente le mal dans le monde, ce qui fait que le monde ne tourne pas rond et n’est pas comme Dieu l’a voulu, une menace en même temps intérieure et extérieure, fait de domination et de subversion, c’est la conspiration universelle et le bouc émissaire, bref c’est la forme concrète du Démon, un besoin psychique pour des hommes attachés à une vision du monde immuable.
L’antisémitisme est incompatible avec une idéologie rationaliste issue du siècle des Lumières. On peut relire toute la presse libérale, socialiste, communiste depuis 1848 et on ne trouvera pas une ligne qui puisse être interprétée dans ce sens-là. Quand ce type de raisonnement refait surface en Union Soviétique au moment des procès de Moscou ou des campagnes contre le cosmopolitisme, c’est en totale rupture avec la tradition politique révolutionnaire et peut-être le signe qu’on se trouve dans un univers bloqué.
Les éruptions d’antisémitisme correspondent à des moments de crise sociale, où les cadres de référence de la vie sociale sont ébranlés, vers 1880 en Europe de l’Est au moment de l’industrialisation, vers 1900 en Europe de l’Ouest au moment de la transition du capitalisme vers l’impérialisme, vers 1918 en Europe de l’Est avec la guerre civile en Russie, vers 1930 avec la Grande Dépression. Son degré de violence est dépendant de la profondeur de la crise sociale et psychique qui le nourrit. Il est moins le résultat de son substrat théorique racial que de sa capacité de représenter le Mal dans le Monde dans son ensemble et de permettre donc son extirpation définitive. Il culmine dans la Shoa au moment de l’assaut contre l’Union Soviétique, représentation de l’obsession judéo-bolchevique.
Y a-t-il un danger antisémite aujourd’hui en Europe? Les conditions sont-elles réunies? Le fait de critiquer Israël risque-t-il de déclencher le déclic? En reprochant à l’armée israélienne ses méthodes nazies, disculpte-t-on Auschwitz? Ne s’agit-il pas plutôt d’une simple exagération, comme lorsqu’on a accusé Nasser, Saddam Hussein ou Milosevic d’être de nouveaux Hitler? A-t-on le droit de parler de fascistes juifs ou israéliens? Les ancêtres du Likud actuel, les révisionnistes de Jabotinsky, ont tenu leurs premiers congrès dans l’Italie fasciste, ils ont été financés par Mussolini et les Arabes étaient leur ennemi héréditaire. L’expression d’une lobby israélienne est-elle synonyme de conspiration mondiale quand le CRIF en France, le Zentralrat der Juden en Allemagne ou la Antidefamation League en Amérique se lancent allègrement dans la polémique pour Israël? Et quand dans les banlieues françaises des loubards d’origine maghrébine s’attaquent aux synagogues et aux signes extérieurs du culte israélite, cela signifie-t-il que l’antisémitisme règne en France? Evidemment non, et il n’y a qu’une chose à faire contre ces dérives, répéter encore et toujours que la politique israélienne et la religion israélite ce sont deux choses qu’il ne faut pas mélanger.
Cette distinction est une nécessité pour tous ceux qui soutiennent la cause palestinienne. Soutenir le peuple palestinien ne signifie pas combattre le peuple israélien. Le peuple palestinien subit une oppression en tant que peuple, mais sa libération n’est possible que s’il ne s’enferme pas dans une logique ethnique. Il ne pourra jamais vaincre l’armée israélienne, il pourra cependant la désarmer s’il réussit à convaincre le peuple israélien que la paix ne menace pas son existence.
Cette distinction est nécessaire aussi du côté d’Israël et des juifs. Là aussi la mauvaise conscience joue. Le Juif qui ne vit pas en Israël est considéré comme un mauvais Juif. Israël a été fondé sur des bases ethniques, destiné à être un Etat par les Juifs et pour les Juifs. Herzl partait de l’idée que l’assimilation des juifs n’était pas possible et pas souhaitable, que l’antisémitisme durerait tant que les juifs n’auraient pas leur Etat, que l’antisémitisme était consubstantiel avec l’idée de non-juif. L’idée sioniste s’est réalisée en plus dans les cadres de l’idéologie coloniale, sous la forme d’un avant-poste de la Civilisation contre la Barbarie, dans une Palestine considérée comme un pays sans peuple pour un peuple sans pays. La négation de l’identité palestinienne reste encore présente dans la terminologie officielle qui parle d’Arabes israéliens et dans cet argument qui reproche aux Arabes de ne pas accueillir ces Arabes chez eux.
La paix véritable signifiera la fin du rêve sioniste, Israël devenant enfin un pays comme les autres. Elle permettra enfin de sortir des ornières de la terminologie ethnique. Juifs ou Arabes, comme s’il fallait choisir, il faut sortir de ce dilemme qui fait la litière des croisades et des guerres saintes.
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Henri Wehenkel est professeur d’histoire.