Critique de la civilisation : Le rêve du retour à la nature

Sortir du piège de la société de consommation et par là sauver le monde, voilà l’utopie qu’ont tenté de vivre des jeunes et moins jeunes à partir des années 1970. Quelques livres de l’époque ont même proposé des modes d’emploi pour que ce rêve devienne réalité.

Le livre qui a symbolisé, il y a un demi-siècle, le rêve du retour à la nature. (Reproduction : https://savoir-revivre.coerrance.org)

« À quoi bon lancer des cris d’alarme contre la société de consommation et d’industrialisation, contre la pollution qui en résulte, si nous continuons à faire vivre les industries qui nous empoisonnent et épuisent les ressources naturelles de notre planète ? » Non, ceci n’est pas un extrait d’un pamphlet contre la COP 28, mais la première phrase d’un livre paru en 1973. Il y a exactement 50 ans, Jacques Massacrier (1933-2020) a publié « Savoir revivre », un ouvrage consacré au « retour à la nature », en vogue à la suite de 1968 (1). Car voici ce que propose Massacrier comme remède à la surconsommation : « Allons plutôt réapprendre à vivre en se passant du fruit de ces industries et retrouvons au contact de la nature les bases d’une véritable échelle des valeurs. » Massacrier lui-même avait quitté son boulot bien payé dans la pub pour s’installer, en 1969, avec sa famille à Ibiza. Il y a tenu bon pendant 17 ans, vivant dans une ferme sans eau courante et sans électricité, avant de rentrer, pour des raisons de santé, dans un appartement équipé du confort moderne et de créer un site internet personnel pour diffuser ses points de vue.

Adieu à la civilisation

Le livre n’est pas mis en page en lettres typographiques, mais entièrement écrit et illustré de la propre main de l’auteur, ce qui est déjà en soi une affirmation. Son titre vise le besoin de réacquérir des savoirs et des compétences qui se sont perdus dans la société industrielle : le travail à la main est la clé du bonheur individuel. L’ouvrage n’est cependant pas un traité philosophique. Rassemblées dans ses presque 200 pages, plusieurs centaines d’entrées proposent, à la manière d’un lexique, des conseils pour « réapprendre à vivre organiquement dans la nature » : du choix de la maison, qui doit être située à la campagne, à la construction de murs ou la confection d’outils, de meubles et de vêtements, en passant par le jardinage et la production d’aliments.

Lorsqu’on regarde de plus près, le joli livre se révèle assez simpliste et peu précis dans les détails, comme le prouvent les indications très sommaires sur la coupe d’arbres ou la production artisanale de charbon de bois. Son immense succès à l’époque tient peut-être plus au fait qu’il met des mots sur l’idée vague d’un « retour aux sources » et de l’adieu à la « civilisation », un mot à l’époque synonyme d’industrialisation. Cette dernière est décrite comme source de surproduction, de pollution, de destruction de la nature et d’aliénation de l’être humain. On est bien loin des solutions technologiques qui aujourd’hui promettent de nous sortir de l’impasse écologique.

Mise en commun

Consommer moins, faire plus soi-même, c’est le credo du livre « Savoir revivre ». (Reproduction : https://savoir-revivre.coerrance.org)

Un peu moins fondamentaliste, mais plus utile en pratique pour celles et ceux qui voulaient trouver leur bonheur à la campagne : « The Complete Book of Self-Sufficiency », publié par John Seymour (1914-2004) en 1976 (2). Et pour cause : l’agronome britannique avait tenté de nombreuses expériences en élevage de plantes et d’animaux, entre autres en Afrique, avant que dans les années 1950 il ne s’installe avec sa compagne dans une ferme où les deux ont mis en pratique l’autosuffisance alimentaire.

Autre différence fondamentale par rapport à Massacrier : Seymour n’était pas un individualiste, mais misait sur le travail collectif. Membre d’un réseau de critiques du modèle d’industrialisation qui développaient des concepts d’agriculture alternatifs, Seymour s’appuyait fortement sur la coopération avec d’autres producteurs et productrices : « Many people move from the cities back to the land precisely because they find city life, surrounded by people, too lonely. A self-supporter, living alone surrounded by giant commercial farms, may be lonely too; but if he has other self-supporters near him he will be forced into cooperation with them and find himself, very quickly, part of a living and warm community. There will be shared work in the fields, there will be relief milking and animal feeding duties when other people go on holiday, the sharing of child-minding duties, there will be barn-raisings and corn-shuckings and celebrations of all kinds. »

Alors que Seymour prônait dans son livre le retour à une agriculture basée sur une culture de rotation et d’interaction entre les plantes (qui sont une alimentation pour l’être humain et les animaux) et les animaux (qui par leurs déjections produisent de l’engrais pour les plantes), son approche était beaucoup plus technique et basée sur une solide connaissance du système écologique. Il ne fustigeait pourtant pas l’utilisation de clôtures électriques, de tracteurs ou de congélateurs.

Collectivité et autogestion

Les deux pionniers avaient cependant quelques points en commun, le principal étant que leurs entreprises étaient familiales et que les femmes y tenaient des rôles assez traditionnels : s’occuper du jardin, coudre, cuisiner. D’autres initiatives par contre se basaient sur une remise en question fondamentale de ce mode de vie. C’était le cas de la coopérative Longo Maï, fondée également en l’année mythique 1973 (3). De plus, ce projet installé en France (et d’ailleurs toujours actif) se situait résolument à gauche, ses fondateurs et fondatrices venant de milieux socialistes autogestionnaires d’Allemagne, de Suisse et d’Autriche. Ce n’était donc pas seulement le modèle traditionnel de la famille, mais également celui de la division du travail qu’on voulait réinventer : auto- suffisance, refus du salariat, gestion de l’entreprise sous forme de coopérative, mise en commun des revenus.

Si c’est surtout en France que des initiatives de production en commun ont vu le jour depuis les années 1960 déjà, ce n’est pas le fruit du hasard. Dans l’Hexagone, un des facteurs de promotion en est le système des « groupes d’exploitation agricole en commun » (Gaec). Cette forme d’association, unique dans l’Union européenne, permet à des personnes actives dans l’agriculture de collectiviser leurs machines, leur travail et leurs revenus, à condition de ne pas dépasser dix associé-es. Pensés pour soutenir l’agriculture locale et la cohésion en milieu rural, les Gaec ont aussi été des catalyseurs de nouvelles formes de production collective. Ce sont d’ailleurs les protagonistes de plusieurs Gaec qui ont été parmi les premiers-ères à organiser la résistance lorsque, au début des années 1970, le plateau du Larzac est devenu le théâtre d’un conflit politique majeur en France (4). Selon les vœux du gouvernement Pompidou, le camp militaire qui y était implanté devait être élargi massivement, ce qui aurait conduit à la perte de milliers d’hectares de terres agricoles. Si le projet a finalement été mis au rebut de l’histoire par le gouvernement Mitterrand, la région est restée un haut lieu de la production paysanne collective (5). Dans d’autres régions françaises, comme la Drôme, l’expérimentation concrète avec des modèles de production alternatifs va encore plus loin.

Villages écologiques et projets individuels

L’autosubsistance comme modèle de vie familial : depuis sa première parution en 1976, le livre de John Seymour est régulièrement réédité. (Reproduction : archive.org.)

Autre part en Europe, le mouvement « communautaire » a également connu un renouveau à partir des années 1970, notamment en Allemagne fédérale. Plus tard, c’est en Allemagne de l’Est que des initiatives semblables ont vu le jour. Et c’est également à partir d’un moment politique marquant que le mouvement des « Landkommunen » (communautés rurales) y est né (6). Tout de suite après la chute du Mur en 1989, une vague de mobilisation pour les communautés rurales s’est fait jour. D’un côté, il s’agissait d’une sorte de contre-mouvement par rapport à la « Wiedervereinigung », vécue comme destruction de tous les aspects, même positifs, de la société socialiste. D’un autre côté, la réunification avait apporté en cadeau la pauvreté et le chômage à bon nombre de personnes qui avant s’étaient engagées contre le régime, et celles-ci étaient à la recherche de nouvelles opportunités. Le mouvement a pu se répandre facilement dans les régions déclassées de l’Est où les terrains pouvaient être acquis à prix bas, ce qui a souvent mené à la création de communautés assez grandes, voire à des « villages écologiques » entiers.

Et au Luxembourg ? Aucun projet historique ou actuel n’a pu être déniché qui serait comparable aux initiatives décrites plus haut. Bien sûr, les communautés de vie ont fleuri au grand-duché pendant les années 1970 à 1990, mais la plupart d’entre elles ne visaient pas plus loin que des loyers abordables, avec la convivialité en plus. Pourtant, certain-es en ont eu marre de vivre au Luxembourg et sont parti-es pour réaliser leurs projets individuels. Telle cette jeune femme, appelons-la Viviane, qui a d’abord tenté une vie alternative au grand-duché. Installée avec sa famille dans une ferme retapée avec jardin, elle produisait du fromage et du pain biologique qu’elle vendait ensuite. « Le bio, ç’a été mon truc, pendant toute ma vie », raconte-t-elle au woxx. Dans les années 1990, la famille est partie s’installer dans une grande ferme située dans le sud-ouest de la France. Il y avait assez d’espace pour élever des vaches et des moutons. Viviane produisait des produits bio qu’elle vendait en direct depuis la ferme : pain à partir de la propre production de froment, pizzas, plantes aromatiques, légumes, huile… Le projet a tenu pendant dix ans, jusqu’à ce que le couple se sépare.

Ce qui a motivé Viviane à partir, c’était une recherche intérieure, mais aussi le besoin de nature et d’espace : « Le Luxembourg est trop petit, je me sentais toujours à l’étroit, la mentalité m’énervait. » Là où elle vit maintenant, elle savoure le calme, la solitude, le ciel étoilé la nuit. Viviane n’a jamais ressenti l’envie de participer à un projet collectif : « Je suis plutôt du type solitaire. » Mais elle ajoute : « L’entraide, c’est autre chose, j’ai beaucoup de connaissances qui pratiquent des modèles semblables. Si l’un d’eux a besoin d’aide, tout le monde répond présent. »

Des projets collectifs, il y en a bien eu au Luxembourg, notamment avec la création de sociétés coopératives – dont le vénérable woxx. Quelques initiatives ont également surgi dans le milieu de la production d’aliments, mais elles ne concernaient pas l’habitat en collectivité. Une des raisons de cette timidité est certainement la rareté croissante de terrains labourables et, en conséquence, leur prix assez élevé ; une autre le secteur de l’emploi, qui offre des revenus assez élevés et n’a pas connu de crises aussi profondes qu’autre part en Europe. Mais le Luxembourg est peut-être aussi un exemple extrême du fait que 50 ans après 1973, il est devenu difficile de trouver en Europe des niches où vivre « en dehors » de la société majoritaire est encore possible. Ce n’est donc pas un hasard si aujourd’hui au grand-duché, à l’exemple d’autres pays européens, la mise en commun est un phénomène plutôt urbain : jardins communautaires, « do-it-yourself » revisité, ateliers de réparation… Autre changement significatif : les nouveaux acteurs et actrices du mouvement sont des enfants de l’ère digitale – le refus des nouvelles technologies a fait place à leur utilisation pragmatique.

« Nous sommes peut-être les pionniers d’une grande migration vers un monde meilleur qui est à notre portée », écrivait, tout optimiste, Jacques Massacrier en 1973. À l’heure où les écosystèmes de la planète risquent de s’effondrer, on reste assez dubitatif par rapport à l’impact que le mouvement du retour à la nature a pu engendrer. La surconsommation fustigée par les pionniers et pionnières de jadis a aujourd’hui atteint un degré de pénétration de nos vies inimaginable il y a un demi-siècle. Tout juste peut-on percevoir sinon une remise en question fondamentale, du moins un malaise croissant vis-à-vis de ce mode de vie. Pour les projets orientés vers la vente de produits, on peut également retenir qu’ils ne peuvent survivre indépendamment de la société majoritaire. Dans ce sens, les communautés productives suivent peut-être des modèles économiques alternatifs, mais ne peuvent être qualifiées de contre-sociétés (7). La résistance contre le capitalisme et ses dérives écologiques était pourtant présente au début du mouvement.

Références
(1) Massacrier, Jacques : « Savoir revivre ». Paris, 1973.
(2) Seymour, John : « The Complete Book of Self-Sufficiency ». 1976.
(3) Pro Longo Maï, https://www.prolongomaif.ch
(4) Artières, Philippe : « Le peuple du Larzac ». Paris, 2021.
(5) « Larzac : 50 ans après, esprit, es-tu encore là ? », https://reporterre.net/Larzac-50-apres-esprit-es-tu-encore-la
(6) Leichte, Vico : « Landkommunen in Ostdeutschland. Lebensgeschichten, Identitätsentfaltung und Sozialwelt ». Opladen, 2011.
(7) Wallmeyer, Philip : « Rückzug als Widerstand ». Bielefed, 2021, p. 201-213.

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