A Kampala, la capitale ougandaise, les opposants du président Museveni, réélu le 27 février dernier, ont trouvé une étrange façon de manifester : ils marchent pour se rendre au travail.
Chaussures soigneusement cirées, le général Muntu sort de sa villa, située près du parc d’Airstrip dans le quartier kampalais de Kololo. Chemise bleue, veste et pantalon noirs, il commence à marcher, accompagné de son secrétaire personnel et de ses gardes du corps. Le membre influent du Forum pour un changement démocratique (FDC), principal parti de l’opposition ougandaise, avance rapidement au milieu des riches maisons aux haies rectilignes de la capitale.
Pourtant, ce n`est pas une promenade de santé, mais une „walk to work“ (marche pour aller au travail) comme disent les Ougandais. Le principe de ce mouvement entamé le 11 avril dernier est simple: au lieu de prendre sa voiture, un boda-boda (taxi-moto) ou un bus pour se rendre au travail, la population est appelée à marcher, chaque lundi et jeudi.
Une idée doublement avantageuse: elle permet de contourner l`encadrement trop strict du droit à manifester (les organisateurs doivent notamment indiquer à l`avance le nombre de personnes qui vont manifester) et de mettre en avant l`augmentation des prix – notamment celui de l`essence – dont souffre la population.
« C’est une des approches possibles pour lutter contre l’inaction du gouvernement. C’est surtout la plus pacifique. Il faut se concentrer sur les vrais problèmes des gens », explique le général Muntu. Le trafic devient plus dense en approchant du centre ville. La poussière rougeâtre, qui s’incruste partout à Kampala, recouvre peu à peu les chaussures de l’homme politique. Sur le trottoir, à même le sol, quelques mendiants regardent le groupe passer avec curiosité.
L’opposant traverse la route, se frayant un chemin entre les bus et les taxis-motos collés les uns aux autres en cette heure de pointe. De l’autre côté l’attendent quatre députés. Pas le temps de se saluer, la marche continue au sein de ce nouveau groupe. Parmi les nouveaux arrivés, Ssasaga Isaiah Wenzina, élu pour la première fois au parlement en février dernier : « Je marche pour deux raisons : d’abord, envoyer un message au gouvernement. Il doit agir pour baisser les prix. Les gens sont pris à la gorge. Ensuite, je proteste contre le traitement qu’a subi Kizza Besigye », le principal rival de Museveni lors de l’élection présidentielle qui a également eu lieu en février.
Les masses pacifiques
Aspergé de gaz lacrymogène et blessé au bras et aux côtes, le président du Forum pour un changement démocratique avait été sorti de force de sa voiture et arrêté par les policiers le 28 avril, lors d’une de ces fameuses marches. Un événement qui a déclenché la colère de quelques centaines de personnes qui ont manifesté spontanément dès le lendemain. Feux, gaz lacrymogènes, coups de matraque et balles réelles. Au moins deux manifestants sont morts dans la capitale ougandaise ce jour-là.
Pour Frederick Golooba-Mutebi, chercheur à l’institut de recherche sociale de l’université de Makerere, ce basculement dans la violence a été déterminant :
« Ce mouvement, initié par des jeunes parlementaires, aurait dû s’éteindre de lui-même au bout de quelques jours. Mais les provocations de la police ont eu un effet inverse de celui recherché. Maintenant, les gens sont de moins en moins effrayés pour aller manifester dans les rues alors que le pays n’a pas de tradition de contestation. »
Le gouvernement l’a-t-il compris ? Le 10 mai, alors que l’opposition tentait de marcher jusqu’à la place de la Constitution – qu’elle voudrait voir devenir une place Tahrir ougandaise -, les militaires ont semblé soucieux de ne pas retomber dans la violence. Pas question pour autant de laisser les gens manifester. Olara Otunnu, président du Congrès du peuple ougandais, Norbert Mao, à la tête du Parti démocratique, Mohamed Kibirige, chef du parti Jeema (Forum pour la justice), Salaam Musumba, vice-présidente du FDC et Samuel Lubega, candidat à la dernière élection présidentielle, présents à cette marche, en ont fait les frais. Ils souhaitaient se rassembler « pacifiquement », ils ont été arrosés d’eau colorée en rose. « Pour les ridiculiser » a affirmé un journaliste local.
Seuls Norbert Mao et Mohamed Kibirige Mayanga ont réussi à atteindre le square barré par la police. S’en est suivie une bonne heure de pourparlers, les deux leaders aux habits tachés de peinture tenant absolument à entrer dans le parc. Ils ont finalement été arrêtés.
Ironie du sort, Norbert Mao venait tout juste d’être libéré après avoir passé deux semaines en prison pour les mêmes raisons. Pourtant en cette matinée, la difficulté principale n’est pas la police, mais la chaleur. La sueur perle sur les visages des hommes politiques qui continuent d’avancer rapidement.
Taxis, voitures, boda-bodas : nombreux sont les véhicules qui encouragent les opposants en klaxonnant. Les passants ne sont pas en reste : certains se précipitent pour serrer la main de tel ou tel député, d’autres lèvent la main et crient en signe de soutien. Le groupe s’élargit imperceptiblement d’abord, puis très visiblement, lorsqu’un groupe de taxis-motos le rejoint.
Des prix qui flambent
Une petite centaine de personnes occupe à présent une voie de circulation sur la route d’Entebbe qui mène au siège du FDC. A l’avant, James pousse sa moto en répétant inlassablement : « Ce n’est plus possible, le prix du pétrole n’arrête pas de grimper. » Ali, lui aussi, marche à côté de son engin. Pour se justifier, un signe en direction d’une station essence suffit. Est affiché en gros : 3.500 shillings (environ un euro) le litre. « Il y a quelques mois, le prix était autour de 2.000 shillings. C’est beaucoup trop ! »
Une augmentation qui influe sur le prix des courses en boda. « Avant, le taxi-moto me coûtait 4.000 shillings pour aller de chez moi au travail. Maintenant c’est le double, alors que mon budget est le même ! », explique Gloria, qui avoue gagner 500.000 shillings par mois (soit environ 140 euros). La jeune femme longiligne de 25 ans préfère donc marcher, même si le trajet à pied dure deux heures.
Le pétrole n’est pas le seul en cause. Le kilo de mangue atteint aujourd’hui les 2.000 shillings. Il était à 1.300 en février. Dans cette même période, le kilo de viande est passé de 5.500 à 6.500 et le litre de lait de 1.200 à 2.000.
Pour Sandra Nassali, 27 ans, cela devient un véritable problème: « C’est à moi de faire la cuisine pour mon mari et mes enfants. Mais les prix sont de plus en plus élevés. Le régime de bananes pour cuisiner le matoke (un plat traditionnel, sorte de purée de banane) est à 30.000 shillings. C’est de plus en plus difficile de s’en sortir. »
Le groupe arrive finalement au siège du FDC. Alors que la foule reste à l’extérieur du bâtiment, les députés, chemises trempées, entrent pour se rafraîchir. Le discours se veut alors plus politique. Il est question des fraudes à l’élection présidentielle du 27 février dernier. La communauté internationale a en effet noté quelques irrégularités, affirmant cependant qu’elles ne mettaient pas en doute la réélection de Yoweri Museveni, au pouvoir depuis 1986.
La corruption – « Vous avez vu l’état des routes ! Les politiques prennent l’argent, au détriment du bien public », s’était exclamé Mandala Mafabi, cinq minutes plus tôt, alors qu’il participait à la marche – et le manque de liberté sont au c?ur des inquiétudes. Le député élu en 2001 montrait un trou béant au milieu d’un trottoir.
Le général Muntu résume : « On est assis sur une bombe à retardement, parce que le peuple a perdu la confiance dans le processus électoral ». A l’extérieur, John Ashari va dans le même sens : « Nous ne voulons pas de Mugabe en Ouganda ! Nous voulons le changement. Nous voulons que notre liberté d’expression soit respectée par le gouvernement. Je suis Ougandais, je ne vais pas partir de ma terre. Je veux mourir ici. C’est au gouvernement de partir. »
Une opposition unie, une population en colère, une situation économique dégradée : tous les ingrédients sont là. Pourtant, Museveni n’est pas prêt de lâcher la barre du pouvoir. Jeudi dernier, il célébrait avec faste son investiture et ses 25 ans de pouvoir. Tout a été prévu pour que la journée – qui devait coûter 3 milliards de shillings (environ 860.000 euros), selon les calculs de l’opposition – se passe sans anicroche.
Kizza Besigye, qui s’était rendu au Kenya pour se faire soigner après son arrestation violente du 28 avril, avait prévu d’arriver la veille à Kampala. Mais le gouvernement ougandais a semble-t-il préféré tenir éloigné de ces réjouissances le leader de l’opposition. Son retour n’a eu lieu que le lendemain alors que la fête était déjà bien entamée. Pour l’occasion, Airstrip, où avait débuté la marche du général Muntu, a été redécoré à la gloire de Museveni. Santé, agriculture, éducation : d’immenses banderoles jaunes (couleur des partisans de Museveni) recensent fièrement tout ce que le président a accompli pour son pays ces 25 dernières années. Pas de quoi convaincre l’opposition d’arrêter de marcher.