L’introduction d’une retenue à la source fait des vagues dans le monde financier. Mais la véritable menace est à la fois plus lointaine et plus effrayante: le démantèlement du secret bancaire.
La forteresse de Luxembourg, l’une des plus puissantes d’Europe, a été démantelée en 1867, suite au Traité de Londres. L’image d’un petit pays soumis aux pressions de ses voisins jaloux a longtemps été utilisée par le lobby bancaire pour faire passer leur message: restons unis, afin que la place financière ne soit pas démantelée. Unis face à ceux qui accusent le Luxembourg d’attirer, grâce au secret bancaire, l’argent fuyant les administrations fiscales étrangères comme l’argent du crime.
Pourtant, en juin 2000, il y a eu l’accord européen de Feira: introduction d’une retenue à la source, suivie de l’abolition du secret bancaire prévue pour 2010. Malgré le retard pris, une directive reprenant ces principes a été transposée en droit luxembourgeois le mois dernier. Normalement, à partir du 1er juillet 2005, une retenue à la source de 15 pour cent sera prélevée sur les revenus de l’épargne des citoyen-ne-s de l’Union européenne. L’engrenage, dans lequel Jean-Claude Juncker et Luc Frieden ont mis le doigt il y a cinq ans, se mettra alors en marche et devrait conduire, à terme, à la disparition du secret bancaire sur le continent européen.
Fonds de fonds
Panique chez les banquiers? „Nous ne nous opposons ni à l’accord de Feira, ni à la loi sur la retenue à la source“, dit Jean-Jacques Rommes, directeur de l’Association des banques et des banquiers du Luxembourg (ABBL), interrogé par le woxx. Ces textes apporteraient des certitudes en matière de fiscalité de l’épargne qui ont longtemps fait défaut. Son organisation aurait juste demandé „des clarifications relatives à des difficultés techniques“. Ainsi les banques luxembourgeoises avaient estimé que les fonds de fonds ne devaient pas être soumis à la retenue.
En effet, seuls sont taxés les revenus de produits financiers à revenus fixes, comme les comptes d’épargne ou les obligations. Quant aux fonds mixtes, qui mélangent obligations et actions, ils ne sont soumis à la retenue que s’ils investissent plus de 15 pour cent de leurs actifs directement dans des valeurs à revenu fixe. Les fonds de fonds n’investissant pas „directement“ en obligations, ils devraient être exemptés, voilà l’argumentation. Elle s’en tient à la lettre de la directive sur la fiscalité de l’épargne, mais est contraire à son esprit. Or, le 12 avril, le conseil Ecofin a rejeté l’interprétation des banques luxembourgeoises. „Un coup dur pour les banques ayant déjà dirigé leurs clients vers ce type de produit“, commente l’Agefi, mensuel de la place financière.
„Si la Commission européenne ne répond pas à notre demande de clarification, la directive sera difficilement applicable“, a rétorqué l’ABBL lors d’une conférence de presse le 21 avril. Le Luxembourg serait alors en droit de retarder la publication de la loi, et donc, son application. Ce ne sont là que des combats d’arrière-garde, et dans les milieux financiers, personne ne compte sur un nouveau répit significatif. Déterminer quel revenu provient de quel actif financier et déterminer s’il est soumis à la retenue ou non se heurte certes à de grandes complications techniques. Mais tout sera prêt pour le 1er juillet, même si certains détails des règles ne seront connus qu’à l’issue de la réunion informelle Ecofin de ce week-end.
Si les expert-e-s en comptabilité de fonds travaillent dur ces jours-ci, ceux et celles de l’ingénierie financière ne chôment pas non plus. L’histoire des fonds de fonds ne représente pas simplement une interprétation erronée, mais une tentative d’exploiter une faille dans l’édifice de la retenue à la source. Jean-Jacques Rommes concède qu’il y a toujours „des gens“ qui cherchent à contourner l’impôt. Ce n’est pas le rôle de l’ABBL de dénoncer les failles du dispositif, mais: „Si la Commission colmate une brèche, nous n’allons pas crier au scandale.“
Surtout que, pour une brèche de colmatée, l’ingéniosité des expert-e-s semble en découvrir dix nouvelles. Le numéro de mars d’Agefi énumère par exemple: devenir résident au Luxembourg (retenue à la source de dix pour cent seulement), créer une société de type offshore au Panama, créer une société „Qualified Global Business“ ou une „Protected Cell Company“ sur l’Ile Maurice … Ce type de société permet d’encaisser des intérêts sur des avoirs luxembourgeois sans être soumis à la retenue européenne.
Visiblement, la branche private banking de la place luxembourgeoise est moins menacée qu’il n’y paraî t. Certains pensent même que les lamentations des dirigeant-e-s de banques servent surtout à préparer leurs employé-e-s à des sacrifices sur le plan social. Car même les revenus soumis à la retenue ne sont que modérément touchés, une fois qu’on a tenu compte des déductions et des exonérations applicables.
Les adversaires du capitalisme financier comme l’organisation altermondialiste Attac ne s’y trompent d’ailleurs pas. Vincent Drezet, membre du Conseil scientifique d’Attac-France, considère le payement d’une retenue à la source comme „un moindre mal“ par rapport à la situation actuelle, où l’on peut échapper à toute forme de taxation. „Mais ce n’est pas efficace pour lutter contre les paradis fiscaux.“ Même avec un taux de 35 pour cent, prévu pour 2011, cela reste plus favorable que l’impôt sur le revenu, celui auquel le détenteur des actifs financiers serait soumis dans son pays d’origine. Aux yeux de Drezet, la seule manière pour aller vers plus de justice fiscale est l’échange d’informations, à l’échelle européenne, entre banques et administrations d’impôts. Ce qui implique la fin du secret bancaire tel qu’il est pratiqué dans des pays comme le Luxembourg ou la Suisse.
Or, l’abolition du secret bancaire est la face cachée de la fameuse directive sur la fiscalité de l’épargne. En effet, le Luxembourg bénéficie – avec l’Autriche et la Belgique – d’une dérogation par rapport à la phrase clé du texte: „L’objectif final, à savoir permettre l’imposition effective des payements d’intérêts dans l’Etat membre où le bénéficiaire effectif a sa résidence fiscale, peut être atteint grâce à l’échange d’informations entre les Etats membres concernant ces payements d’intérêts.“ Alors que le Luxembourg a transposé la directive en introduisant une retenue à la source, la plupart des pays l’ont fait en réglant l’échange d’informations. Pour chaque client bénéficiant de revenus d’épargne, les instituts financiers de ces pays fournissent au moins une fois par an une fiche d’information au pays d’origine: identité et résidence du bénéficiaire, numéro de compte et montant total des bénéfices encaissés.
Impôt minimum
Au cours d’une „période de transition“, les revenus de l’épargne payés dans les trois pays mentionnés sont soumis à la retenue à la source – afin de „garantir un minimum d’imposition effective“, comme il est dit joliment dans la directive. Son taux passe de 15 à 20 pour cent après trois ans, pour atteindre 35 pour cent au bout de trois autres années. Cette retenue est en quelque sorte une rançon à payer pour maintenir l’avantage compétitif que constitue le secret bancaire. Une rançon d’autant plus supportable qu’un quart de l’argent recueilli revient à l’Etat où le payement a lieu – de quoi renflouer les budgets autrichien, belge et luxembourgeois.
„Nous ne souhaitons pas stigmatiser ces trois pays. Cela arrange aussi des pays comme la France et la Grande-Bretagne“, précise Vincent Drezet. En effet, les territoires dépendants et les micro-Etats comme Monaco et Jersey pourront également choisir la retenue à la source plutôt que l’échange d’informations. Drezet ne pense pas que cette situation permette de lutter efficacement ni contre la fraude, ni contre le blanchiment. „L’idée de départ de la directive doit être réalisée: l’échange d’information entre tous les pays européens.“
Un tel démantèlement du secret bancaire signerait-il l’arrêt de mort de la place luxembourgeoise? „Nous avons de nombreux autres atouts“, affirme Jean-Jacques Rommes. Il cite le savoir-faire, la situation géographique ainsi que le sérieux associé au pragmatisme des instances publiques. Si le private banking est menacé par la retenue à la source et la perspective d’un échange d’information, l’autre créneau important de la place, l’industrie des fonds, n’est guère concernée, car ses activités se situent en amont des payements d’intérêts. Mieux, vu la complexité administrative générée par l’application de la directive, elle pourrait même en tirer profit. D’après l’Agefi, „les exigences de la directive renforceront la tendance à consolider les fonctions administratives dans des centres d’expertise comme le Luxembourg“.
Les derniers secrets
„La perspective d’abandonner le secret bancaire ne nous réjouit pas“, précise Jean-Jacques Rommes. „Mais nous devons accepter le principe que dans un marché libre, les règles soient les mêmes pour tout le monde.“ Il souligne que „tout le monde“ inclut la Suisse, les micro-Etats et les territoires dépendants mentionnés dans la directive. Des accords sur l’échange d’informations avec l’ensemble de ces pays sont la condition préalable à la fin de la „période de transition“.
C’est là le grand hic de l’accord de Feira et des législations qui en sont issues. En effet, tant que ces Etats, en particulier la Suisse, repoussent l’idée de sacrifier leur secret bancaire, on ne passera pas à l’étape ultime. Sachant cela, et voyant Luc Frieden visiter la Suisse et le Liechtenstein en sa qualité représentant officiel du Conseil des ministres de la Justice européens, la question est permise: Qu’a-t-il bien pu conseiller à ses interlocuteurs lors des moments non officiels de sa visite?