RÉACTION: Légiférer sur la prostitution

Suite à l’article « Luxemburger Modell » (woxx 1283) sur la volonté du gouvernement d’encadrer la prostitution « volontaire », Norbert Campagna a réagi en nous livrant quelques réflexions. Le woxx continuera à suivre les travaux de la commission parlementaire.

« Au salon de la rue des Moulins » (Henri de Toulouse-Lautrec). La prostitution, un choix de métier ?

Dans sa réponse à une question parlementaire des députés Diane Adehm et Gilles Roth concernant la proposition de loi française en matière de prostitution, le nouveau ministre de la Justice, Félix Braz, constate d’abord que « ce sujet important et sensible mérite d’être examiné en détail », reconnaît que « les réflexions du gouvernement sur cette question ne sont pas encore terminées », annonce ensuite « l’intention du gouvernement d’engager un débat sur le phénomène de la prostitution au Luxembourg », pour terminer par le voeu de « trouver une solution basée sur le respect réciproque entre homme et femme dans l’optique également de créer un cadre légal de la prostitution ».

On ne saurait reprocher à Félix Braz le caractère laconique et somme toute peu éclairant de cette réponse, d’autant plus que la question a été posée, comme le ministre l’indique lui-même, « le lendemain de l’assermentation des ministres du gouvernement ». On est néanmoins en droit de se demander comment les trois partis de la coalition vont gérer leurs divergences de vues importantes en matière de prostitution.

Rouge et noir, bleu et vert

Rappelons ici d’abord que les socialistes avaient déposé, il y a déjà plusieurs années, sous l’impulsion notamment de Lydie Err, une proposition de loi visant à pénaliser le client. A l’époque, la ministre en charge du dossier, Marie-Josée Jacobs, penchait pour l’adoption du modèle suédois. Lorsque Françoise Hetto-Gaasch lui a succédé, le modèle suédois n’a plus été le seul modèle envisagé et un semblant de discussion sur la question s’est ouvert, mais a fait long feu. Les libéraux, de leur côté, penchent plutôt pour des Eros-Center, et l’actuel premier ministre s’est plus d’une fois prononcé en faveur de tels établissements.

Les Verts, finalement, se cherchent : l’aile féministe est plutôt favorable au modèle suédois, alors qu’un courant plus libéral au sein du parti semble pencher vers une solution qui laisse aux personnes qui le veulent la possibilité de se prostituer. Il est dans ce contexte intéressant de noter que, en février 2001, les députés verts Renée Wagener, François Bausch, Camille Gira et Robert Garcia, soutenus par le député communiste Aloyse Bisdorff, avaient déposé une motion parlementaire invitant le gouvernement à « reconnaître le travail sexuel en tant que profession ». Et dans une seconde motion, ces mêmes députés invitaient le gouvernement à « envisager un changement de législation sur le proxénétisme ». Ces motions, ainsi que plusieurs autres, avaient été déposées dans le cadre d’un débat relatif à la traite des êtres humains.

Pour revenir à la réponse du ministre de la Justice, on ne peut que soutenir son intention d’engager un débat au Luxembourg. Encore faudrait-il que ce débat se fasse sans a priori et qu’il soit, de part et d’autre, mené avec le sérieux nécessaire.

Notons que, dans ce contexte, le discours tenu par celles et ceux qui visent à faire disparaître la prostitution, notamment par le biais d’une pénalisation du client, est aussi qualifié de néoabolitionnisme. L’abolitionnisme classique visait à abolir toutes les réglementations qui avaient un impact négatif sur les personnes qui se prostituaient – il a connu son heure de gloire dans la lutte contre les « contagious diseases acts » de l’Angleterre victorienne, avec à sa tête
Josephine Butler. Le néoabolitionnisme, pour sa part, vise à abolir la prostitution en tant que telle.

Pour un débat sans a priori

Dans un livre qu’il vient de publier, le sociologue Lilian Mathieu, auteur de nombreux ouvrages sur la prostitution, relève que le discours abolitionniste tient bien plus de la rhétorique que de l’argumentation : « Appuyant une offre d’engagement plus qu’une production de connaissance, le style abolitionniste ne peut s’encombrer de nuance s’il veut produire des effets politiques. » Sur de nombreuses pages, Mathieu détaille la manipulation mentale mise en oeuvre par les abolitionnistes pour défendre leur cause : bibliographies hautement sélectives, chiffres effrayants cités sans la moindre indication de sources, refus de tenir compte de toute donnée pouvant invalider l’hypothèse initiale, revendication de titres universitaires que l’on ne possède pas afin de faire plus sérieux, etc.

Au cabinet des horreurs des abolitionnistes correspond la vision parfois un peu naïve et simpliste de certains défenseurs de la prostitution en tant qu’activité comme une autre. On ne saurait simplement se contenter d’affirmer que le choix de se prostituer est un choix que des individus font librement, sans s’interroger sur les conditions dans lesquelles ce choix se fait. Par ailleurs, on ne saurait se dispenser d’une critique en règle de la mentalité présente chez, probablement, de nombreux clients, et selon laquelle tout est permis avec une personne qui se prostitue. Et surtout, il serait important d’écouter les paroles de toutes les personnes qui se prostituent.

On ne saurait pas non plus contester l’idée de Félix Braz selon laquelle il faut trouver une solution qui soit basée sur le respect réciproque entre hommes et femmes. Mais notons que ce sera ici que les a priori dont il vient d’être question auront probablement leur plus forte répercussion. Car, pour certains, l’achat de services sexuels constitue en soi un manque de respect, quelles que puissent être, par ailleurs, les modalités de cet achat. Dès lors, seules seraient envisageables des mesures visant à faire disparaître la prostitution. Et comme les mesures visant à pénaliser le client semblent être celles qui peuvent le plus facilement être mises en oeuvre, on optera pour le modèle suédois, comme l’a fait le législateur français. C’est là une solution de facilité, qui dispense l’Etat de créer des conditions économiques telles qu’aucune personne n’ait la prostitution comme seul débouché. Pour d’autres, l’idée de respect – tout comme celle de dignité, qui lui fait pendant – est hautement suspecte et ne saurait servir de fondement pour une législation relative à la prostitution. Au nom du respect entre hommes et femmes, dira-t-on, on ne respecte pas le choix des femmes qui veulent se prostituer.

Questions épineuses

Ces quelques indications devraient suffire pour montrer que le débat que le ministre propose d’engager devra, à un moment ou à un autre, porter sur des notions éthiques fondamentales. Il ne suffit pas de brandir de grandes notions qui, à première vue, mettent tout le monde d’accord. Dans ce contexte, il sera aussi important de trouver une définition de la prostitution afin de savoir précisément ce sur quoi l’on veut légiférer. Que l’on considère la définition de la prostitution donnée par Sheila Jeffreys : « Male sexual behaviour characterized by three elements variously combined : barter, promiscuity, emotional indifference. » Cette définition ignore royalement le fait que des femmes achètent aussi les services sexuels d’hommes. Ensuite, elle inclut l’idée de promiscuité sexuelle, alors que rien n’exclut a priori qu’un homme aille toujours chez la même prostituée. En outre, cette définition fait comme si tous les hommes se montraient émotionnellement indifférents à l’égard des personnes prostituées, ce qui n’est pas le cas.

Hoigard et Finstad parlent de prostitution lorsqu’il y a « buying and selling sexual services for cash payment ». Mais quelqu’un pourrait-il m’expliquer où est la différence entre donner un billet de cent euros à une personne prostituée (« cash payment ») et lui donner un objet qu’elle pourra ensuite échanger contre un billet de cent euros ou qui lui évite de devoir donner à quelqu’un un billet de cent euros ? La définition de Jeffreys a au moins le mérite de ne parler que d’échange en général (« barter »). Mais que fera-t-on de la prostitution conjugale ? Ainsi, Christine Dessieux écrit : « Une femme qui utilise ses charmes pour obtenir quelque avantage se prostitue. » Puis elle nuance : « Il y a prostitution conjugale à chaque fois qu’une femme est forcée de subir un acte sexuel sous la contrainte, pas seulement pour de l’argent mais pour avoir la paix. » Selon cette dernière définition, la prostitution conjugale s’apparente au viol entre époux, un crime que le droit pénal a mis du temps à reconnaître. Enfin, il y a aussi le problème de ce que l’on appelait couramment les femmes entretenues.

C’est peut-être au niveau de la définition du phénomène sur lequel légiférer que se poseront les questions les plus épineuses et qui influenceront tout le reste. De même, il s’agira de distinguer clairement toutes les questions qui se posent. D’où l’importance d’un travail conceptuel sérieux fait en amont. Reste à savoir si sur un sujet aussi sensible que la prostitution on sera prêt à se placer sur un niveau de discussion académique, seul garant, à mes yeux, d’une solution raisonnable.

Lilian Mathieu, « La fin du tapin. Sociologie de la croisade pour l’abolition de la prostitution », éditions François Bourin, 2014.
Osez le féminisme ! (éd.), « Prostitution. 10 bonnes raisons d’être abolitionniste », IXe Editions, 2012.
Christine Dessieux, « La prostitution conjugale : des femmes témoignent », Albin Michel, 1993.
Peter de Marneffe, « Liberalism and prostitution », Oxford University Press, 2010.

Norbert Campagna est professeur associé de philosophie à l’Université du Luxembourg. Il est notamment l’auteur de « Prostitution et dignité » (La Musardine, 2009) et « La sexualité des handicapés » (Labor et Fides, 2012).


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