CHARLES TORDJMAN: „Daewoo, j’ai pas supporté“

Transformer en pièce de théâtre une fermeture d’usine n’est pas évident. Le woxx s’est entretenu avec le metteur en scène Charles Tordjman sur la pièce „Daewoo“ et sur la fonction politique du théâtre.

„La vraie vie, c’est la littérature.“ Pour Charles Tordjman, cette citation de Proust exprime que le théâtre engagé est compatible avec une approche littéraire.

„Et là commença y à penser qu’il est bien vray ce que l’on dit, que la moitié du monde ne sçay comment l’aultre vit.“ Cette phrase de Rabelais, mise en exergue du livre „Daewoo“ de François Bon, s’applique à merveille à la représentation de la pièce de théâtre au Luxembourg. Le sujet: le vécu de la fermeture en 2003 des trois usines Daewoo en Lorraine, si près du Luxembourg et si loin de la conscience des Luxembourgeois-es.

Une histoire qui n’a pas fini de faire parler d’elle. En mai de cette année, le Molière du meilleur spectacle du théâtre public en région a été attribué au Théâtre de la manufacture de Nancy pour sa mise en scène de „Daewoo“. Samedi 22 octobre, France 3 montrera un documentaire sur la production de la pièce ainsi qu’un enregistrement intégral. Enfin, le 28, avant la première représentation de la pièce au théâtre d’Esch, aura lieu une table-ronde organisée par l’OGBL, avec la participation de François Biltgen.

Contre l’injustice

„Daewoo, cela a été un sujet difficile, une lutte très dure, surtout avec l’incendie de l’usine“, raconte le metteur en scène et directeur du Théâtre de la Manufacture Charles Tordjman. Il est convaincu que l’ouvrier qu’on accuse d’avoir allumé l’incendie est innocent. „De toute façon, ici, les gens ont compris que le véritable incendie, cela a été la fermeture des usines, et le véritable incendiaire Kim Woo Choong, le chef de Daewoo.“ Dans une des scènes, une ouvrière est également tentée de mettre le feu. „Dans une telle situation, tout le monde aurait pu le faire. Moi aussi.“ Pourtant, l’homme qui dit cela n’a rien d’un fou furieux. Cheveux blancs, lunettes, sourire malicieux, Charles Tordjman est assis dans la cafétéria après la représentation de la pièce. Depuis deux décennies, il marque de son empreinte la vie théâtrale en Lorraine, d’abord au Théâtre populaire à Thionville, puis à la Manufacture.

„Le théâtre a toujours été ma façon de lutter contre l’injustice du monde. Mais aujourd’hui je considère que la scène n’est pas qu’une tribune, que l’art théâtral doit rester aux commandes.“ L’idée de „Daewoo“ est née en lisant dans les journaux que les usines allaient fermer, en entendant le président de la région dire que celle-ci avait heureusement récupérée son fric. „J’ai pas supporté. Quand on parle de fric sans penser aux êtres humains, c’est la langue qui est blessée.“ Charles Tordjman a convenu avec l’écrivain François Bon, qui était à côté de lui, d’en faire une pièce de théâtre.

L’idée était de croiser des histoires intimes avec le destin collectif. Pour cela, l’auteur et le metteur en scène ont innové en matière de théâtre politique: ni récit linéaire, ni fiction psychologique, juste quatre personnages féminins, ouvrières sans noms, qui se lancent des répliques, des souvenirs, des provocations, des consolations. Les scènes s’enchaînent dans un décor minimaliste. Au centre des tribunes disposées en amphithéâtre se trouve une rampe, baignée dans une lumière tantôt neutre, tantôt venue de tubes de néon. Le public est très proche de la scène – mais pas pour autant proche de l’action, car celle-ci se situe dans l’imaginaire. La mise en scène s’attache surtout à mettre en valeur les paroles prononcées.

La place du poète

Pour Charles Tordjman, la place du poète est centrale dans le théâtre. „La littérature est la vraie vie. Les mots, c’est comme le sang. Face à l’atteinte portée aux mots, nous devons réagir“, dit-il. Cette contre-offensive sur les mots prend toutes sortes de formes. Dans la „Grande farce des formations et reclassements“, les actrices récitent: „Expériences innovantes qui permettent d’anticiper les chocs à venir … Plus un peu de psychologie: bien dans la tête, chômage plus ne vous guette … Tous patrons, vivez votre passion.“ Voir cette scène constitue l’antidote absolu contre les discours du dimanche des experts en compétitivité et des ministres de l’économie.

Alors, opération réussie? Le metteur en scène discute souvent avec les gens à la sortie du spectacle. „Ils sortent en se disant, c’est dégueulasse que le patronat fait du profit quand les gens sont à terre. Je ne sais pas ce que ça provoque après. Notre rôle est de montrer la plaie, la blessure faite à ces femmes, au monde, à la langue. Pas de mobiliser, d’organiser des luttes politiques.“ Ce qui déprime Charles Tordjman, c’est de voir une partie des jeunes assimiler l’idée d’échec social, en se disant que c’est injuste, mais que c’est comme ça, qu’on n’y peut rien. Dans la pièce, la référence à la littérature apparaît comme une interrogation. Une des ouvrières se demande si elles n’ont pas été assez dures lors de la séquestration d’un cadre pendant quinze heures. „Dans Germinal, ils lui coupaient les couilles, au bonhomme“ répond l’autre. „Ça te marque une gamine, une histoire comme ça.“ Mais une troisième fait remarquer qu’on n’a pas besoin du bac pour se révolter.

C’est là l’objet premier de la pièce: mettre en scène la détresse et la révolte des ouvrières au chômage, et ainsi leur restituer leur dignité humaine. Et pour cela, démonter les constructions de la raison économicienne, dénoncer l’hypocrisie des politiciens qui ont décerné la légion d’honneur à Kim Woo Choong, recherché par la suite pour escroquerie par Interpol. Mais l’auteur et le metteur en scène ne voient pas l’affaire Daewoo comme un simple dysfonctionnement du système économique.

Humanité

Dans la scène „Logique de l’argent“, une des ouvrières s’imagine „déesse de l’argent“. „Je guette les lignes de chiffres, j’ai des techniques pour dire: ici ça prend trop, ça ne donne pas comme il faut. Et comme je suis la banque, on m’écoute: on rogne là où il faut.“, dit l’une. „Des gens par terre“, s’apitoie sa copine. „Je ne les connais pas“, rétorque la première. Par après, la seconde s’indigne: „C’est du carton-pâte, ça sent le moisi, et nos gosses là-dedans, on leur laisse quoi?“ „On paye cher, mais il y a des écoles. Bonne mine à l’entrée, efficacité à l’arrivée. Mets-les là tes gosses, du bon côté de la vie, pas du nôtre!“ La logique est poussée jusqu’au bout, il faudrait manger pour ne pas être mangées. Mais à la fin, un cri de refus: „Non, mais t’imagines, si c’était vrai tout ça? Si vraiment le monde était tombé aussi bas?“ Au-delà de l’injustice du système capitaliste, François Bon et Charles Tordjman dénoncent aussi son inhumanité.

Que cette pièce s’enracine précisément dans l’actualité lorraine n’est pas sans importance. „La force du théâtre régional vient du fait qu’il relie son message à l’univers du public auquel il s’adresse. C’est en parlant des gens les plus proches de soi qu’on sait parler le mieux de toute l’humanité.“ Quand il parle de sa région, de sa population aux origines multiples, travailleuse et combattive, il ne s’arrête pas aux frontières. „Pour moi, le Luxembourg, c’est pas vraiment l’étranger. Jouer au Luxembourg, c’est comme aller chez un voisin.“

Fièrement, Charles Tordjman annonce un ambitieux projet de collaboration transfrontalière: en 2007, le festival Passages aura lieu à la fois à Nancy et à Luxembourg, capitale européenne de la culture. Depuis 1996, longtemps avant l’élargissement, Tordjman invite des réalisateurs et des troupes d’Europe de l’Est à Nancy. Dans deux ans, son travail sera relayé par Frank Feitler et le Grand théâtre de la Ville. Là encore, l’ambition est à la fois artistique et politique: offrir au public grand-régional le plaisir de voir des talents peu connus, et ouvrir les esprits à un moment où les frontières ont tendance à se refermer.


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