« Gutland » est le premier long métrage de Govinda Van Maele. Thriller sur le secret d’un village, c’est aussi une satire féroce sur le Luxembourg à l’heure du nation branding. Rencontre.
woxx : « Gutland » est situé dans la communauté paysanne de l’est du pays, dans un milieu la plupart du temps snobé par les artistes. On pourrait dire que tu pars du plus proche, des villages et des paysans dont tu dis quelque part qu’ils caractérisent le pays bien plus que la place financière.
Govinda Van Maele : J’ai grandi dans un village. Quand on me dit : « Pourquoi le village ? », voilà la première explication qui me vient à l’esprit. Après, nous avons là toute une partie de la population qui n’est pas vraiment émancipée, dans le sens où ceux qui font des films, ceux qui écrivent au Luxembourg sont généralement issus des « Stater Milieuen » et lorgnent vers l’étranger, où ils ont fait leurs études et où parfois ils restent vivre. On n’est donc pas très nombreux à parler de cette autre moitié qui ne parle pas assez bien le français pour bien s’exprimer dans cette langue. Ce qui est amusant, dans le sens où moi-même je suis beaucoup plus fort en allemand qu’en français, et qui est lié au fait que j’ai grandi dans cette région du pays et que mon enfance a été beaucoup plus marquée par la culture germanophone que par la culture française.
« Gutland », c’est l’histoire d’un braqueur allemand qui vient se cacher au sein d’une communauté villageoise au passé funeste. Le secret finira par les lier. En cela, ton film fait penser à la phrase de Freud : « Toute société est basée sur un crime commis en commun. »
En effet, le film est basé sur l’idée que ce qui soude le mieux une communauté, c’est un péché commun. Non pas au sens religieux, mais dans la mesure où s’il y en a un qui ouvre la bouche, tout le monde va souffrir. Tout le monde ayant intérêt à garder le silence, c’est le crime parfait qu’on obtient…
… ou presque, puisque c’est l’intrus seulement qui le rendra parfait en prenant la place et l’identité d’un mort : Georges Ostermeyer.
Dans le film, il y a un moment où l’on se rend compte que le crime n’a pas été étanche, où le nœud pour ainsi dire n’a pas été fait soigneusement. Où au lieu d’un seul homme, il aurait probablement fallu éradiquer une famille entière pour résoudre le problème, comme dans ce film japonais, « The Ballad of Narayama », qui raconte l’histoire d’une famille de voleurs dont le grand-père a volé des pommes de terre qui auraient dû être réparties équitablement, crime qui vaudra à la famille entière, enfants et épouses, de disparaître dans un trou qu’on a creusé pour eux.
Ce braqueur étranger, n’est-ce pas aussi l’histoire de celui qui part pour une vie alternative avant de revenir et d’être étouffé par la promiscuité des siens ?
Bien sûr, il y a plein de voies d’interprétations que le film souligne. Et qui reflètent mon point de vue, de même que celui des gens que je fréquente, qui reviennent de Berlin parce qu’ils ont des enfants, parce qu’ils ont trouvé un emploi au Luxembourg ou qui, comme moi, ont toujours voulu partir (et c’est toujours ce que je veux : partir). En même temps, je ne cesse de revenir. J’habite une vieille ferme avec ma femme et mon enfant, et il ne manquerait plus que le chien pour parfaire le tout. Je pense que c’est quelque chose que nous ressentons tous et qui trouve sa place dans le film.
« Il suffit de ne pas poser trop de questions. »
C’est ambigu. D’ailleurs, à la fin de « Gutland », Jens, le protagoniste du film, paraît libre.
Libre, oui. Une fois qu’on a renoncé à certaines choses et qu’on accepte que la vie, c’est ça, et qu’au fond vivre au Luxembourg, c’est très bien… Il suffit d’oublier Berlin, d’accepter d’être père de famille, avec un bon salaire, de ne pas trop se poser de questions sur l’origine de tout cet argent et d’accepter le système. Alors tu peux trouver ton bonheur. En revanche, si tu éprouves le besoin de constamment fourrer ton nez partout, alors ce n’est pas gagné. J’évoque souvent l’exemple des mariages arrangés, car ma grand-mère sri-lankaise a connu cela, même si elle ne s’est pas contentée de sa situation et – fait rare dans les années 1950 – a divorcé pour épouser l’homme qu’elle aimait. Cela semble si loin, ces gens qui ne choisissent pas, mais acceptent. D’un autre côté, il y a plein de choses chez nous qui n’ont rien à voir avec le libre arbitre, mais que nous acceptons malgré tout.
Donc tout dépend des choses sur lesquelles est mis l’accent ?
La difficulté, c’est de vivre une vie complètement libre, où l’on choisit tout soi-même et où l’on est responsable de chacune de ses décisions, de ce qu’on achète, etc. Nous nous soustrayons constamment à nos responsabilités en croyant être libres. C’est ainsi que nous vivons, et cela nous permet de dormir tranquilles la nuit. Dans un certain sens, le film parle de l’emprisonnement. Pour le personnage principal, la seule façon de trouver le bonheur, c’est d’accepter sa situation et de se dire : « C’est ici qu’est ma vie. C’est cela, ma réalité, et j’en accepte les contraintes. Et puisque tous les acceptent, on peut y trouver son bonheur, d’une certaine manière. » Évidemment, il s’agit de satire. Personnellement, je ne veux absolument pas renoncer à ma liberté et je me bats pour cette part de liberté qui vient toujours accompagnée d’une part de frustration. Mais je préfère de loin endurer cette part de frustration plutôt que renoncer à ma liberté.
Le village comme tu le racontes n’existe plus…
Pour raconter une histoire comme celle-ci, il a fallu remonter un peu dans le temps. Ces villages en tant que tels n’existent plus. Nous sommes devenus des faubourgs de la capitale. Dans mon village habitent beaucoup de gens qui partent travailler en ville tous les jours. La communauté n’est plus refermée sur elle-même. Mon voisin, qui doit avoir plus de 70 ans, descend en ville une fois par an. Le film se déroule donc dans un Luxembourg, une réalité qui existait lorsque j’étais enfant, dans les années 1980 ou 1990, avec beaucoup de paysans et relativement peu d’étrangers actifs dans la finance. Tout cela existait bien sûr, mais de façon beaucoup moins évidente. Il y avait toujours la vie de village, avec une épicerie, deux cafés, etc. On pouvait vraiment y vivre.
D’une certaine manière, tu filmes ce qu’il y a toujours dans les têtes.
Exactement. Pour moi, il s’agit d’une vue nostalgique du Luxembourg, tel que je l’ai connu et que je le regrette. Mais cela va bien au-delà. J’ai voulu raconter un monde d’enfant, où le sens du temps est différent, les étés longs, et les après-midi aussi. Aujourd’hui, mes journées se terminent en un éclair. Cela n’a plus rien de l’épopée d’un jour d’été durant l’enfance. Et puis il y a ce sentiment que tout est parfait, même si ce n’est pas le cas. Je me souviens d’avoir assisté une fois à une conversation entre mes parents, où il était question d’une série de meurtres dans des villages luxembourgeois. C’était pour moi une information impossible à classifier et profondément perturbante, qui ne rimait absolument pas avec l’image d’Épinal du Luxembourg dans lequel j’avais grandi. Après coup, je me suis rendu compte qu’il y a eu plusieurs souvenirs qui me proviennent de l’enfance et qui ont été à la fois extrêmement beaux et perturbants, ce que je considère comme une sensation riche. Je ne les qualifierais pas de traumatiques, mais cela a rendu le monde infiniment plus complexe.
On retrouve aussi dans « Gutland » ton goût pour les objets, les maisons abandonnées…
Il serait trop simple de dire que cela me vient du fait que lorsque j’avais 17 ans, mes parents ont quitté le Luxembourg et m’ont laissé ici. J’ai du mal à croire que cela puisse être lié, et je trouve intéressante l’idée de ne pas le penser jusqu’à la fin. Mais ce sont là des choses que je retrouve sans cesse.
« Je me bats pour cette part de liberté. »
Parce que pour toi les maisons abandonnées ont un attrait particulier ?
Je me dis toujours que je me sers de maisons abandonnées parce qu’à travers l’architecture, à travers la décoration, on peut deviner un personnage. Ce Georges Ostermeyer dans mon film ne devient vivant qu’à travers les images de sa maison. C’est comme le moule d’un personnage qui n’est plus là, ce que rien que d’un point de vue filmique je trouve intéressant. Mais j’aime découvrir les maisons des gens, par exemple avec Airbnb. On ne rencontre jamais les propriétaires, mais on a habité deux ou trois jours dans un appartement où l’on a fait connaissance avec tous les objets et la manière dont ils sont placés. Il y a une forme de négatif des choses, comme dans un film, d’une personne dont on n’a jamais fait connaissance, en même temps que d’une certaine manière tout peut être trouvé là. Dans « Josh », tout cela m’est venu d’une expérience que j’ai faite lorsque j’avais 16 ou 17 ans, quand un ami m’a invité chez un cousin qui venait de perdre ses parents dans un accident de voiture un an auparavant, et qui a continué à vivre dans la maison familiale comme avant, sauf qu’on a laissé tout pourrir et se salir. Ses amis sont toujours venus faire la fête chez lui, mais je n’ai appris la vérité qu’en rentrant chez moi. J’étais dans cette maison toute la soirée, j’ai vu tout ça, j’ai compris certaines choses sans savoir, et en rentrant mon ami m’a dit pourquoi et voilà. Mais ça, on l’a senti tellement fort dans cette maison, l’absence des gens.