Évasion fiscale : « L’impôt, c’est quand même quelque chose de beau »

Charlotte Leduc a été élue députée La France insoumise (LFI) à Metz, en juin dernier, à l’issue d’un scrutin qui l’avait opposée à une candidate d’extrême droite. Archéozoologue de profession, elle a longtemps milité au sein d’Attac avant d’entrer en politique. En novembre, elle a rendu un rapport parlementaire sur l’évasion fiscale, dans lequel elle constate l’absence de volonté politique de lutter contre une fraude notamment facilitée par des pays comme le Luxembourg.

Charlotte Leduc à l’Assemblée nationale. La militante de 42 ans a été élue députée de la 3e circonscription de Moselle, englobant notamment le centre-ville de Metz, sous la bannière de la Nupes, l’alliance des partis de gauche. (Photo : Assemblée nationale – 2023)

woxx : Comment est né votre rapport parlementaire sur l’évasion fiscale et quel est son objectif ?


Charlotte Leduc : C’est Éric Cocquerel, le président LFI de la commission des Finances, qui l’a voulu. Les finances de l’État m’intéressent car elles portent en elles la notion de partage des richesses. Comme le rapport s’inscrit dans le cadre du projet de loi de finances, le cœur du travail, ce sont les moyens humains et financiers alloués en France à la lutte contre l’évasion fiscale. Mais je veux aller au-delà. Comme il s’agit d’un rapport annuel, cela me permettra, dans les années à venir, d’auditionner diverses personnes, de faire des focus sur certains sujets.

Vous abordez d’emblée la définition de l’évasion fiscale car elle est vague et fait l’objet d’interprétations disparates. Quelle est votre définition ?


Nous devons aller plus loin dans la définition, en partant du principe qu’il s’agit d’évasion fiscale à partir du moment où l’un des objectifs principaux d’un montage financier est d’échapper à l’impôt, notamment dans les paradis fiscaux. Peu importe que l’on appelle cela fraude ou optimisation. Ça doit être clairement déclaré illégal. Il faut que nous parvenions à une harmonisation européenne sur cette question. Mais il ne faut pas attendre que tout le monde soit d’accord, sinon on n’y arrivera pas, étant donné qu’il y a des paradis fiscaux au sein de l’Union européenne qui peuvent bloquer les avancées. Il est possible de travailler à l’échelle de la France et on peut jouer un rôle moteur pour certains pays. Il y a des choses qu’on peut faire en coopération, c’est-à-dire avec huit ou neuf États membres. Il y a moyen d’amorcer des changements d’importance à l’échelle nationale, puis progressivement à l’échelle européenne.

Vous pointez des paradis fiscaux au sein de l’Europe. De quels pays s’agit-il ?


Ils sont relativement connus et il n’y a pas trop de questions à se poser à ce sujet : le Luxembourg, les Pays-Bas, l’Irlande, Chypre et Malte.

Pourtant, ces pays ne figurent pas sur les listes noires de paradis fiscaux, aussi bien celle de l’Union européenne que celles propres à chaque État membre ?


Il y a une volonté politique de ne pas froisser nos voisins européens sur ce sujet. La question des listes noires est totalement hypocrite : quand on a commencé à travailler à la liste française, il y avait un panel de pays qui y figuraient, mais quand elle a été officiellement publiée deux mois plus tard, elle avait été vidée de son contenu. En France, on entend encore des membres du gouvernement ou des hautes administrations dire qu’il n’y a pas de paradis fiscal en Europe. Cette hypocrisie bloque toute avancée sur le sujet.

Pour sa part, le Luxembourg affirme que ses pratiques sont légales et conformes au droit européen. Comment dès lors définir un paradis fiscal ?


C’est un pays avec une fiscalité extrêmement avantageuse. On peut dire que ce que le Luxembourg fait est légal, mais le fait pour des entreprises françaises d’y délocaliser leurs profits pour ne pas payer d’impôts ne l’est pas. À partir du moment où on légifère sur cette question, le Luxembourg sera obligé de s’aligner sur les lignes européennes que nous définirons. Le pays a construit une partie de sa richesse sur la fiscalité, et lutter contre la fraude demande dès lors un changement de modèle économique. Mais après la crise de la sidérurgie, cette façon de tirer avantage de la fiscalité était bien sûr un mécanisme de défense de la part du Luxembourg.

« Quand on est avocat fiscaliste, on ne sert qu’à organiser la fraude fiscale. Il faut clairement appeler un chat un chat, et tous ces intermédiaires font partie intégrante de la fraude et de son organisation. »

Vous relevez une baisse des moyens en France pour lutter contre l’évasion fiscale. Vous citez la suppression de 4.000 postes de contrôleurs fiscaux depuis dix ans. Dans le même temps, d’importants moyens sont déployés contre la fraude sociale, comme le contrôle des chômeurs-euses. Qu’est-ce que cela dit de la politique de ce gouvernement ?


Les finances publiques sont l’administration qui a le plus souffert de pertes d’effectifs. Pour moi, il y a un objectif derrière ça. L’argument de réaliser des économies ne tient absolument pas la route car il s’agit de fonctionnaires qui font entrer des recettes colossales. Il n’y a rien qui puisse justifier ces baisses d’effectifs, mis à part une volonté politique qui n’est pas assumée. L’urgence de réformer le chômage ou de faire travailler les gens plus longtemps montre qu’il y a un choix politique de faire peser les dépenses publiques sur les plus pauvres et les plus précaires, de ne surtout pas toucher aux grandes fortunes et aux multinationales. Cela dit tout de la politique d’Emmanuel Macron.

C’est aussi ce que dit la loi Essoc (État au service d’une société de confiance) de 2018 qui consacre le droit à « l’erreur » pour les entreprises ?


J’ai été frappée par mon audition avec les agents de la DGFIP (direction générale des Finances publiques). Ils disent que cette loi a été très violente pour eux car elle a changé la philosophie de leur mission. Ce terme de « confiance » est certes joli, mais ça remet en cause leur travail en les diabolisant. Quand j’ai présenté cette audition au Parlement, le camp présidentiel m’est tombé dessus en m’accusant de ne pas faire confiance aux entreprises et de vouloir les taxer au maximum. En réalité, il s’agit de chasser la fraude, et je ne dis pas que toutes les entreprises fraudent le fisc. Mais celles qui le font doivent être punies et payer leur juste part d’impôt.

Vous abordez longuement la question des peines contre les fraudeurs-euses. Avez-vous le sentiment que la peur du gendarme baisse ?


On vide de son sens le contrôle fiscal tout comme la pénalisation et la sanction qui va avec. On ne lutte ni contre la récidive ni contre l’organisation de la fraude. Les grandes entreprises ont tout à gagner à tenter le coup car si elles se font prendre la main dans le sac, elles peuvent toujours s’arranger et probablement mieux s’en sortir que si elles payaient leur impôt correctement. Je n’irai pas jusqu’à dire que c’est une incitation à la fraude, mais il est un fait que la notion de prévention est absente. Il est devenu possible de négocier sa peine avec le parquet national financier, sans inscription au casier judiciaire, sans exclusion des marchés publics et sans que l’image de l’entreprise soit mise à mal. La logique, c’est de dire : « On vous fait confiance, ne recommencez pas. » Mais faire confiance à une multinationale qui fraude des milliards, comme McDonald’s, c’est un quand même un sacré challenge.

Photo : The New York Public Library/Unsplash

Vous demandez aussi une pénalisation des intermédiaires, comme les avocats fiscalistes ou les cabinets d’audit. Mais ces professionnel-les disent qu’ils et elles ne sont qu’un outil au service de leurs client-es…


Quand on est avocat fiscaliste, on ne sert qu’à organiser la fraude fiscale. Je pense qu’il faut clairement appeler un chat un chat, et tous ces intermédiaires font partie intégrante de la fraude et de son organisation. Ce sont des cabinets qui se font de l’argent là-dessus et qui n’ont que cette vocation, il faut donc s’y attaquer. Les intermédiaires doivent être jugés sans qu’ils puissent se cacher derrière le secret professionnel ou le secret des affaires.

« J’essaie de convaincre 
les gens qu’il faut redonner sa valeur de solidarité à l’impôt, que c’est un moyen de faire tourner les services 
publics, de réduire les inégalités. »

Ce qui revient à remettre en cause la légitimité de ce secret ?


Dans le cas du conseil en fiscalité, oui. Il y a quand même un problème au départ, car l’essence même de ces métiers est d’aider des gens à ne pas payer leurs impôts. Avec la mondialisation, tout un tas de métiers contribuent au phénomène croissant de l’évasion fiscale, notamment dans les paradis fiscaux. Il y a des salons professionnels qui en font la promotion, des publicités dans les médias. Le fait que ces gens aient pignon sur rue véhicule le message qu’il serait normal d’essayer de payer moins d’impôts. Cela remet en cause l’essence même de l’impôt alors que l’impôt, c’est quand même quelque chose de beau. J’essaie de convaincre les gens qu’il faut redonner sa valeur de solidarité à l’impôt, que c’est un moyen de faire tourner les services publics, de réduire les inégalités. Mais de prime abord, ils sont nombreux à penser que ceux qui réussissent à payer moins d’impôt sont forts. Il y a une valorisation de l’évasion fiscale et ce discours est à changer.

Cette valorisation est-elle propre à la France ?


Quand on entend Emmanuel Macron dire « je trouve que c’est bien que les jeunes aient envie d’être milliardaires », le message est plutôt clair. Jamais il ne dit avoir envie que les gens aient un travail qui a un sens, que les jeunes soient heureux dans leur vie. Non ! Pour lui, un jeune qui a tout compris, c’est un jeune qui veut devenir milliardaire. Pourtant, il sait parfaitement que, en France, cinq milliardaires possèdent plus que 27 millions de personnes et que la plupart des jeunes n’y arriveront jamais. Pour moi, c’est une partie de la réponse à votre question. Je ne sais pas si c’est propre à la France, ça l’est en tout cas de l’actuel gouvernement et c’est propre au discours des gouvernements néolibéraux.

Un argument souvent relayé dans le grand public est que la fraude fiscale a toujours existé et qu’on ne peut rien y changer…


À partir du moment où on la chasse moins, l’évasion fiscale gagne en importance et en légitimité. Bien sûr que la fraude a toujours existé, tout comme les cambriolages. Mais ce que l’on voit, c’est qu’il y a de plus en plus d’inégalités, et ça va ensemble. Notre système économique mondialisé favorise la fraude fiscale, avec les prix de transfert par exemple. Les fiscalistes montent en puissance sans arrêt, les multinationales aussi. Ils ont toujours un coup d’avance sur les montages fiscaux et je pense que c’est d’une ampleur sans précédent.

Localement, un autre argument consiste à dire que l’industrie fiscale luxembourgeoise profite à la Grande Région.


Pas à tout le monde et surtout pas aux communes frontalières, qui sont dans un état catastrophique. Ça profite à des travailleurs frontaliers qui ont un salaire plus élevé qu’en France et en injectent une partie dans l’économie de leur pays de résidence. Mais je ne crois pas que cela justifie le modèle. Je n’ai rien contre le fait que les gens aillent travailler au Luxembourg, on est juste à côté, et puis, personnellement, je ne suis pas pour l’idée de frontière. La question porte sur ceux qui travaillent au Luxembourg et habitent dans des communes frontalières dont ils bénéficient des services publics. Ces communes ne voient arriver aucun retour fiscal leur permettant de maintenir et développer ces services. Plus largement, la Moselle subit un problème de désindustrialisation et d’appauvrissement car le modèle favorise les délocalisations. Je pense qu’on peut avoir un autre projet pour la Moselle, qui ne soit pas forcément pieds et poings liés à celui du Luxembourg.

Le sujet de la rétrocession fiscale aux communes frontalières est particulièrement sensible. Pourquoi cela ne fonctionne-t-il pas ?


Je pense qu’il y a un manque de volonté politique français sur la question. Ce n’est pas dans l’ADN de notre gouvernement d’aller chercher les sous de cette façon, et c’est probablement pour cela que ça coince. On ne peut pas attendre du Luxembourg qu’il vienne frapper à notre porte pour nous proposer de nous donner plus d’argent. Localement, en Lorraine, il y a aussi une volonté des politiques, surtout de droite, de ne pas froisser nos voisins luxembourgeois. Mais l’argent mis dans les projets de codéveloppement n’est pas du tout à la hauteur. La rétrocession fiscale n’est pas une aberration, ça ne sort pas de nulle part. C’est un modèle qui existe avec nos autres frontières et que nous voulons veut également mettre en place sur cette celle-ci.


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