Gouvernance : « J’étais le caillou dans la chaussure »

Conflits d‘intérêts, confusion des rôles et un CA en divorce avec sa mission : Stan Brabant, ancien directeur d’Amnesty Luxembourg, s’explique sur les coulisses de son licenciement.

Stan Brabant : « Un an de tensions progressives ». (Photo : Amnesty Luxembourg)

woxx : Comment avez-vous vécu cette éviction, finalement assez abrupte ?


Stan Brabant : Oui, je crois que c’est le bon mot. C’était abrupt. Maintenant, je crois que cela renvoie à ce qu’est Amnesty International au fond. Amnesty est peut-être l’organisation la plus démocratique qui soit parmi les ONG, dans le sens où l’assemblée générale, avec plusieurs centaines de membres, élit un conseil d’administration qui, lui, recrute un directeur ou une directrice. On est vraiment dans un système de séparation des pouvoirs, avec un législatif, un exécutif et puis une administration dont j’ai été le directeur pendant sept années. Et donc, comme dans toute démocratie, le pouvoir politique a le droit de limoger. C’est Trump qui vire James Comey, toutes proportions gardées… C’est son droit le plus strict. Le conseil d’administration d’Amnesty qui vire son directeur, c’est normal, c’est presque bon signe. Maintenant, évidemment, si on suit la logique démocratique, qui est très forte à Amnesty et quelque chose d’extrêmement enraciné, l’assemblée générale va avoir le droit, peut-être le devoir, de demander des comptes à son conseil d’administration. Mais on est dans un mode de fonctionnement tout à fait classique et tout à fait légitime. Ce n’est peut-être pas le meilleur mot. En tout cas, il n’y a pas de dysfonctionnement.

Mais comment vous expliquez-vous cette décision ?


Je pense que cette décision du conseil d’administration vient après plus d’un an de tensions progressives. Tensions qui ont commencé autour du Mediepräis 2017, quand j’ai dit qu’avoir une membre du conseil d’administration comme candidate était contraire aux normes de base d’Amnesty International, dont une qui dit grosso modo que le conseil d’administration est responsable de la gestion des conflits d’intérêts. Là, il y avait clairement selon moi un conflit d’intérêts, que le conseil d’administration n’a pas géré. J’ai donc dû tirer la sonnette d’alarme, ce qui n’était a priori pas mon job. Je crois qu’à partir de ce moment-là, ma relation avec le conseil d’administration a commencé à se gripper. D’ailleurs, un membre du conseil l’a reconnu très honnêtement et qui m’a dit : ‘Je me demande si nous sommes encore légitimes.’ Je crois que ça montre que quelque part le système démocratique d’Amnesty a fonctionné. Il y a eu cette prise de conscience.

Ça ne s’est pas arrêté là pour autant…


C’est vrai qu’à partir de cet épisode, je suis tombé quand même assez gravement malade au printemps 2018. C’était en fait un mélange de pneumonie, hépatite et burnout combinés. C’était un cocktail quand même assez dangereux, dont j’ai réchappé. Et puis j’ai commencé à me demander : mais comment ça m’est tombé dessus, ce truc ? Avec l’aide de spécialistes, j’ai commencé à réfléchir sur les éléments organisationnels qui avaient conduit à mon burnout. Et à force de réfléchir avec ces gens qui connaissent ce genre de situations mieux que moi, je me suis rendu compte qu’il y avait un certain nombre d’éléments préexistants que mon burnout avait révélés. Par exemple, et c’est peut-être l’élément le plus important, une confusion des rôles de plus en plus grande entre l’exécutif et l’administration, si on prend la comparaison avec le système démocratique, donc entre le conseil d’administration et le directeur. J’ai fait part de cette analyse dans une note que j’ai remise au conseil au mois d’août 2018, et il n’y a jamais eu de réponse. Je croyais que j’aurais une réponse, mais je n’ai eu que ce que j’ai entendu ensuite de ce conseil d’administration : une réorganisation complète sans consultation du staff, à laquelle je me suis opposé, je crois, sans ambiguïté à au moins deux reprises. À partir du moment où je m’opposais de manière répétée et de plus en plus systématique à ce que proposait ou décidait le conseil d’administration, je crois qu’il était normal qu’à un moment donné il décide de se débarrasser de moi – puisque j’étais le caillou dans la chaussure. Alors que théoriquement le politique et l’administration doivent fonctionner ensemble, et ça a été le cas pendant six ans. Je crois que je n’étais plus prêt à faire des compromis et à mettre de l’eau dans mon vin. Précisément, je commençais à être un peu fatigué de composer, parce que je voyais des choses qui ne me semblaient pas acceptables et contraires à ce qui me semblait être de la bonne gouvernance. Mais le conseil d’administration avait le droit de me démettre, et quelque part il a fait son job – dans son esprit.

Après, ce genre de sorties n’est pas un phénomène nouveau chez Amnesty. Fin janvier, une enquête interne a mis au jour une culture de travail « toxique »…


Je pense que c’est quelque chose qui est lié, et la comparaison avec la section luxembourgeoise est valable – en tout cas jusqu’à un certain point, dans le sens où c’est le fait même d’une organisation démocratique. Je crois que c’est Churchill qui le disait : « La démocratie est le pire des régimes, à l’exception de tous les autres. » C’est la gestion du pouvoir de la manière la moins pire qui soit. On n’a pas encore trouvé mieux pour éviter que les gens s’entretuent et pour permettre qu’ils aient des projets ensemble. Et Amnesty, c’est ça. C’est une organisation extraordinaire qui abat un boulot extraordinaire. Je pense que c’est quelque chose d’incontestable et dont je suis convaincu : elle est indispensable. Elle est géniale. J’y reste profondément attaché, même si (rires) je me suis fait dégommer il y a quelques jours. C’est une organisation démocratique violente, au sens un peu où on dit : la démocratie indienne est violente. C’est la plus grande démocratie du monde. Mais c’est une démocratie violente. Alors évidemment, on ne s’entretue pas. Donc fondamentalement, qu’est-ce qui se passe ? On donne du pouvoir a des gens qui sont des amateurs. Alors des amateurs, ça peut être sensationnel comme ça peut être abominable. Trump est un amateur. Le conseil d’administration d’Amnesty Luxembourg est une bande d’amateurs aussi. Et donc, voilà. C’est un pari réussi aussi. On confie le pouvoir à des amateurs et les amateurs ont le pouvoir de liquider les techniciens, comme moi, à un moment donné. C’est insupportable pour eux d’entendre, de s’entendre dire qu’ils font des erreurs, peut-être.

Aucun lien donc entre votre limogeage et les activités à proprement parler d’Amnesty Luxembourg ?


Non. Je crois que sur le fond, on est relativement d’accord. Alors il y a bien des nuances, mais, je pense, rien de fondamental. Le mandat d’Amnesty reste un mandat indispensable. Elle reste une organisation indispensable, même au Luxembourg, qui est plutôt exemplaire en termes de droits humains comparé à 99 pour cent des autres États de la planète. Il faut soutenir les personnes en danger, et Dieu sait s’il y en a aujourd’hui qui ont en besoin, que ce soient les collègues turcs emprisonnés jusqu’à il y a peu, les collègues hongrois, polonais qu’on est en train d’essayer de sortir de leur pétrin et de leur persécution judiciaire. Je pense que là-dessus, on est d’accord. Le fait de travailler sur la question des demandeurs d’asile au Luxembourg est une chose sur laquelle on est d’accord à 99 pour cent.

Le Mediepräis 2017 a été décerné à la journaliste Laurence Bervard (reporter.lu). (Photo : Facebook/reporter.lu)

À votre avis, Amnesty continuera-t-elle à creuser le rapport « Banks, Arms and Human Rights Violations » ?


C’est une très bonne question. Il faudrait la poser au futur conseil d’administration, après l’assemblée générale, voire avant. C’est une question que j’avais portée avec une bénévole tout à fait extraordinaire, et un groupe autour d’elle qui la soutenait. C’est clairement un risque, parce que les membres d’Amnesty International Luxembourg sont à l’image de la société luxembourgeoise. Donc, dans notre conseil d’administration il y a aujourd’hui des banquiers, des anciens banquiers, il y a des juristes. C’est un secret de polichinelle quand je dis que le rapport que nous avons sorti sur les banques luxembourgeoises et l’armement en janvier 2016, ça n’a pas été évident de le faire passer au conseil d’administration. J’ai dû mouiller ma chemise à plusieurs reprises, et je pense que cela a mis plusieurs membres du conseil d’administration de l’époque dans une situation délicate par rapport à leur vie professionnelle. Mais ils ont eu la sagesse d’accepter que ce rapport dépassait peut-être leurs intérêts professionnels. Donc, ils l’ont quand même laissé passer, chapeau à eux. On n’a peut-être pas fait toute la campagne qu’on aurait dû faire a posteriori. On a organisé une ou deux manifestations devant les banques, mais pas assez, parce qu’il y avait peut-être un certain inconfort avec les conclusions de notre recherche. Si c’était à refaire, je plaiderais pour quelque chose de plus dur, plus proactif, mais dans l’ensemble on a quand même fait le job.

Est-ce que selon vous, après cet épisode, le Mediepräis a encore un avenir ?


Je l’espère. Je pense que c’est un prix nécessaire. On a réussi à préserver l’intégrité du prix 2017, malgré cette erreur du conseil d’administration de l’époque, qui était à mon sens une erreur grave et que nous avons pu contrer. Je remercie mon staff de m’avoir mis la puce à l’oreille à ce moment-là. Je crois que le staff a été impeccable, et je pense que le conseil d’administration de l’époque a merdé. Je le leur ai dit d’ailleurs quand ils m’ont remis mon licenciement. Je leur ai dit qu’ils ont merdé et qu’on le leur répéterait encore et encore. Mais je pense que le prix est indispensable et a gardé son intégrité. Si une membre du conseil d’administration avait pu être lauréate, ça aurait causé la mort du prix. Je pense que l’édition 2018 a montré qu’il avait sa place. On a quand même eu une belle compétition. Il n’y avait plus du coup de membre du conseil d’administration parmi les candidats. Je pense que les lauréats ont été de bons lauréats. Et que le prix a pu être remis de manière assez sereine, en toute indépendance, par un mélange de professionnels du secteur et d’amateurs dans le beau sens du terme. C’est peut-être le point de départ d’un prix Amnesty qui prendra son envol en 2019, à condition évidemment que l’organisation le laisse vivre. Là, il faudra voir ce que le pouvoir politique d’Amnesty va décider.

Photo : Amnesty Luxembourg

Vous restez très attaché à Amnesty Luxembourg…


Je voulais quand même rendre hommage à mon équipe, au staff d’Amnesty International Luxembourg et à tous ces bénévoles, toutes ces petites mains de l’ombre qui sont souvent de grands bonshommes, de grandes dames. On parle beaucoup des dames d’Amnesty. Il y a énormément de femmes à Amnesty. Et ce sont souvent des femmes assez incroyables, qui chacune dans l’ombre écrivent des lettres, que ce soit aux personnes emprisonnées ou aux dictateurs qui les emprisonnent. J’aime bien la notion de laboratoire démocratique, et je pense qu’Amnesty c’est ça. Comme nos démocraties doivent évoluer, la section va devoir évoluer dans les prochains mois, si elle veut rester cette espèce de havre de démocratie qu’elle est.

* L’auteur est lauréat de l’Amnesty Mediepräis 2016 et a été membre du jury du Mediepräis 2017, où il a découvert en même temps que les autres membres l’irrecevabilité de la candidature évoquée, lors de la réunion de décision.

Stan Brabant est né à Bruxelles en 1968. Avant de diriger la section luxembourgeoise d’Amnesty, il a travaillé comme conseiller technique auprès des Nations unies au Laos. Il a également dirigé, pendant une dizaine d’années, l’unité politique de Handicap International en Belgique. Cofondateur de l’initiative Ban Advocates, il s’engage depuis 2005 contre les armes à sous-munitions.


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