Hongrie : Orbán sans « pleins pouvoirs » mais indéboulonnable

La Hongrie est passée le 16 juin d’un « état d’urgence sanitaire » à un « état de crise médicale », perpétuant l’hégémonie décennale du national-populiste danubien. L’opposition assiste impuissante au spectacle.

Viktor Orbán au Parlement hongrois lors du vote sur les pleins pouvoirs en avril 2020. (Photo : EPA)

Deux mois et demi après le vote d’une « loi coronavirus » vivement contestée, le régime d’exception accordé au premier ministre Viktor Orbán afin de lutter contre le coronavirus appartient au passé. Enfin presque. Le 16 juin, quelques minutes après l’abrogation de l’état d’urgence à l’unanimité des votes exprimés, opposition incluse, les 133 députés propouvoir sur 199 ont approuvé l’idée d’un « état de crise médicale » pour six mois et renouvelable sur souhait de l’exécutif.

Ce dispositif transitoire permet comme le précédent de suspendre des lois et de promulguer des décrets si la situation l’exige. Selon l’administration Orbán, il s’agit de maintenir la vigilance face à une éventuelle deuxième vague de l’épidémie, redoutée en octobre. Amnesty International, le comité Helsinki et l’ONG de défense des libertés civiles TASZ dénoncent une « illusion d’optique » qui pérennise un régime d’exception que le Parlement européen a estimé « incompatible » avec les principes de l’UE.

« Orbán gouverne sans limite depuis 2010, grâce à sa majorité des deux tiers au sein de l’Assemblée nationale. Chaque manœuvre parlementaire alimente la parodie de débat démocratique ayant cours en Hongrie », observe le politologue Zoltán Lakner. « L’ordre juridique spécial instauré en mars prend certes fin, mais le gouvernement sort de son chapeau un état de crise en vertu duquel il n’a même plus besoin de demander l’assentiment du Parlement, même formel, pour ses décisions », précise l’analyste.

Au-delà du déploiement de militaires auprès des directeurs d’hôpitaux, le gouvernement s’est appuyé sur ses prérogatives élargies afin de lancer en catimini la modernisation de la centrale nucléaire de Paks – confiée au géant russe Rosatom –, de classer secrets dix ans les détails d’une ligne ferroviaire Budapest-Belgrade financée à 85 pour cent par la Chine ou d’effacer la reconnaissance juridique des personnes transgenres. Ce dernier article a d’ailleurs provoqué l’indignation de la communauté LGBTIQA et d’une soixantaine d’eurodéputé-e-s.

Règlement(s) de comptes

La session parlementaire du 16 juin a aussi consacré la mise en place de « zones économiques spéciales » permettant aux régions, toutes sous pavillon orbániste, de récupérer les taxes professionnelles versées par les firmes des secteurs ciblés aux municipalités. En guise de hors-d’œuvre, le gouvernement avait jeté son dévolu, via un décret de crise pris en avril, sur l’immense complexe Samsung de Göd, qui assure un tiers des revenus de cette ville conquise par l’opposition unie aux élections locales d’octobre 2019.

« Sous couvert d’état de crise sanitaire, le gouvernement maintient volontiers un climat anxiogène pour dissuader la population de partir à l’étranger et remplir les hôtels des amis de l’exécutif, tout en privant les municipalités d’opposition de leurs moyens d’action », dénonce Gábor Eröss, maire adjoint écologiste du 8e arrondissement de Budapest. « Orbán lâche ses ‘pleins pouvoirs’ pour se présenter comme démocrate et décrédibiliser ses adversaires, tandis que le régime reste le même », insiste l’élu.

Au début de la pandémie, Orbán accusait les migrants de véhiculer le coronavirus et ses contempteurs de rouler pour la maladie. Deux semaines avant la sortie officielle de l’état d’urgence, la Hongrie, sommant ses détracteurs de faire amende honorable pour leur interprétation abusive de la « loi coronavirus », offrait aux médias étrangers « l’occasion de s’excuser » pour leurs « attaques sans précédent ailleurs en Europe », via une succession de courriers adressés par les ambassades magyares.

Le 12 avril, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen menaçait la Hongrie d’une procédure d’infraction en lien avec la « loi coronavirus » si les restrictions allaient « au-delà de ce qui est autorisé ». Quatorze états de l’Union s’inquiétaient des violations de l’État de droit sur l’autel de la pandémie, sans citer nommément la Hongrie. Coutumière des escarmouches avec Bruxelles, Budapest tient néanmoins à ses fonds de cohésion et a validé le plan de relance européen de 750 milliards d’euros.

« Le premier ministre avait promis que ces pouvoirs élargis ne resteraient en vigueur que le temps de protéger la population et de ralentir la propagation du coronavirus. Aujourd’hui, il tient son engagement en les rendant », écrit sur son blog Zoltán Kovács, porte-parole international du gouvernement Orbán. « Le virus est toujours avec nous et le combat continue. Les critiques clamaient que la loi actait la fin de la démocratie en Hongrie. Mais en fait, cette décision a sauvé des vies », insiste le secrétaire d’État.

« Messages cohérents »

Le faible nombre de décès et de cas recensés dans le pays plaide en faveur de la stratégie du pouvoir. Capitalisant sur son rôle de bouclier face à la pandémie, parfois au point de jouer les superhéros sur Facebook, Orbán conserve une popularité extrêmement puissante auprès de sa base militante. Selon une étude de l’institut progouvernemental Nézőpont, 60 pour cent des sondé-e-s estiment qu’il n’a pas abusé de ses prérogatives étendues et huit personnes sur dix saluent les mesures antiépidémiques de l’exécutif.

Peu égratigné par la crise, Viktor Orbán lance jusqu’au 15 août une « consultation nationale » sur la relance post-coronavirus, l’immigration et le milliardaire George Soros, devenu bête noire de Budapest. L’exercice n’a rien d’une nouveauté. C’est la neuvième fois en dix années à la tête de la Hongrie que le dirigeant sollicite ses concitoyen-ne-s via un référendum postal censé entériner sa vision. L’intention est claire : conserver le contrôle de l’agenda politique dans l’optique d’un quatrième mandat consécutif en 2022.

« Le gouvernement s’est montré bien meilleur que ses opposants sur cette crise. Si la tendance perdure, les adversaires d’Orbán n’ont aucune chance dans deux ans », décrypte le politologue Gábor Török. « Les messages de l’exécutif étaient cohérents, étudiés et dominaient quotidiennement le débat public. Les conséquences économiques de l’épidémie affaibliront sûrement le Fidesz, mais il semble peu probable que l’opposition, en très mauvais état, puisse tirer profit de cette situation », précise l’analyste.

D’après le centre national de statistiques KSH, environ 116.000 personnes auraient perdu leur emploi pendant les mois de mars et d’avril réunis, dont 64.000 rien qu’en avril. Proche du plein-emploi (3,5 pour cent de chômage) avant le printemps, la Hongrie, qui a dépassé les 6 pour cent au plus fort des troubles engendrés par la pandémie de coronavirus, n’avait pas connu pareil taux depuis début-2016. Chantre d’une société basée sur la valeur travail, Viktor Orbán entend « créer autant d’emplois que l’épidémie en a détruits ».

L’armée mène une offensive de charme qui vise les jeunes financièrement fragilisé-e-s par le coronavirus. La Magyar Honvédség propose un « service militaire de réserve volontaire spécial » de six mois durant lesquels les recrues perçoivent le salaire minimum national, avoisinant l’équivalent de 300 euros nets. Le ministère de la Défense revendique 2.500 postulant-e-s grâce à une procédure d’intégration simplifiée. Les déçus du treillis peuvent se tourner vers la piste « közmunka », emplois publics payés moitié moins.

Emprise à la Poutine

En dix années aux responsabilités, après un premier mandat entre 1998 et 2002, Viktor Orbán s’est appliqué à saper les bases de l’État de droit en Hongrie. Réécriture controversée de la Constitution, concentration de médias entre les mains de proches du gouvernement, remise en cause de l’indépendance de la justice et oligarchisation de l’économie locale ont été entreprises faute d’opposition assez puissante. Orbán n’avait pas vraiment besoin d’état d’urgence illimité, compte tenu de son hégémonie sur le pays.

« La ‘loi coronavirus’ symbolise à elle seule la synthèse de la démocratie illibérale : abuser de ce que l’on peut. Par exemple en accusant l’opposition d’être du côté de la maladie ou en ôtant la moitié des subventions des partis pour ‘financer la lutte contre l’épidémie’ », pointe un article du magazine HVG. « En attendant la deuxième vague, Orbán revient à ses fondamentaux. Nul besoin d’une boule de cristal pour prédire que cette rengaine durera jusqu’en 2022 », appuie l’hebdomadaire hongrois de référence.

Malgré l’emprise d’Orbán, deux récents revers ont enrayé la machine « illibérale », outre la perte de dix des 23 plus grandes localités du pays aux municipales d’octobre. Le 13 mai, la Cour suprême confirmait l’indemnisation de 60 enfants roms séparés des autres élèves sur des bases ethniques entre 2003 et 2017 dans une école de Gyöngyöspata. Le 21 mai, Budapest cédait à l’UE en fermant ses zones de transit de la frontière serbo-magyare, qui retenaient les demandeurs d’asile derrière des barbelés.

En 2015, la crise des migrant-e-s intervenait tel le Messie, sauvant un Fidesz sur la pente descendante. Cinq ans plus tard, le coronavirus donne à Orbán l’occasion de rebondir après l’échec des municipales. Alors que l’opposition semblait retrouver quelques couleurs, l’homme fort de Budapest transforme la pandémie en arme politique afin d’asseoir sa mainmise sur la Hongrie, visant une troisième réélection au printemps 2022. L’ami de Vladimir Poutine semble aussi indéboulonnable que le maître du Kremlin.


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