Ils sont la bête noire du football. Pourtant, ils fascinent jeunes et moins jeunes depuis 50 ans. Entretien-fleuve avec Sébastien Louis, chercheur et auteur du livre « Ultras. Les autres protagonistes du football ».
woxx : Les ultras sont généralement perçus comme des supporters de foot violents, délinquants, et souvent proches de l’extrême droite. Une action récente d’ultras de la Lazio Roma, qui ont collé des autocollants à l’effigie d’une Anne Frank portant un maillot de leurs rivaux de l’AS Roma, n’a fait que renforcer cette image…
Sébastien Louis : Oui, malheureusement, cette action et le traitement médiatique qu’on lui a réservé confortent ce genre de clichés. Pourtant, au lieu de se précipiter sur l’information et d’en parler sans aucun souci d’analyse durant trois jours comme beaucoup de médias l’ont fait, il faudrait faire un pas en arrière et se demander : qu’est-ce qui pousse de jeunes supporters à coller de tels autocollants ? Il y a à cela évidemment des raisons politiques, mais aussi un manque de culture historique, de culture tout court. Je suis persuadé que beaucoup de jeunes supporters de la Lazio ne connaissent même pas Anne Frank. Alors plutôt que de sauter sur l’occasion pour faire le « buzz » et déclencher une tempête médiatique, il faudrait engager une réflexion sur le racisme et l’antisémitisme dans la société, dans les stades, mais aussi sur la façon dont on aborde ces questions auprès des jeunes.
Est-ce que le racisme, l’antisémitisme ou encore l’homophobie sont des problèmes structurels dans les groupes ultras ?
Je pense que ce n’est pas un problème spécifique aux ultras : malheureusement, des insultes à caractère discriminatoire, on peut aussi les entendre en tribune présidentielle. Un stade, c’est une sorte de miroir déformant de la société. Et bien souvent, les ultras peuvent jouer un rôle d’éducation en s’opposant à cela : ce n’est pas rare, par exemple, que des groupes ultras s’interposent quand des insultes racistes sont lancées par de simples supporters. Certains font un véritable travail pédagogique auprès des fans de leur propre équipe et expliquent pourquoi il ne faut pas crier des slogans discriminatoires. D’autres s’engagent de manière plus explicite sur ces thématiques et proposent des actions fortes pour lutter contre ces comportements en invitant dans leurs tribunes des réfugiés, des membres de la communauté LGBTQ, en faisant en sorte que la tribune ne soit pas un espace de non-droit, mais un territoire où les préjugés et les discriminations n’ont pas lieu d’être.
Il y a des ultras qui se revendiquent d’extrême droite, comme il y en a qui se revendiquent antiracistes ou qui se disent apolitiques. Quel lien le mouvement ultra entretient-il à la politique ?
Dans la culture ultra, il y a à la fois des valeurs de gauche et des valeurs de droite. Ainsi, les ultras défendent des valeurs telles que la solidarité, l’égalité ou la défense des plus faibles, qui sont des valeurs traditionnellement de gauche. Mais il y a aussi une culture de la force, de la virilité, une certaine dimension identitaire, qui sont plutôt des valeurs de droite. Tous les ultras, qu’ils soient de gauche ou de droite, puisent dans ces deux cultures politiques. La différence qui existe entre les deux camps, pour ceux qui revendiquent une appartenance idéologique, est que certains mettent davantage l’accent sur une partie de ces valeurs. Dans beaucoup de villes, les ultras d’un même club sont divisés sur base de différences politiques. C’est le cas à Pérouse, en Italie, mais aussi à Metz, où les ultras se placent dans des tribunes différentes et expriment des valeurs qui s’opposent. Mais tous puisent dans ces normes. J’insiste également sur le fait que l’immense majorité des ultras ne sont pas des militants politiques, et qu’il faut faire la différence entre une appartenance supposée et l’adhésion réelle à des idées politiques bien précises. Les ultras sont extrêmement représentatifs de notre société et beaucoup se désintéressent du champ politique classique.
Le mouvement ultra naît à peu près en même temps que le mouvement de jeunesse des années 1960 en Italie, et prend son envol dans les années 1970, quand le mouvement politique s’essouffle. Reprend-il quelque peu le flambeau là où le politique recule ?
Si le mouvement ultra débute lors de la saison 1967-1968, ce n’est pas un hasard. Il faut savoir que « 68 », en Italie, débute dès 1966 et se prolonge jusqu’en 1969, puis la contestation perdure jusqu’en 1977. Il y a cette idée que la jeunesse est prise en étau entre deux partis conservateurs : la démocratie chrétienne et le parti communiste. Les jeunes vont s’orienter vers des organisations extraparlementaires, la plupart du temps d’extrême gauche, parfois vers les néofascistes au sein d’organisations nationalistes-révolutionnaires. Le mouvement échoue partout, sauf dans deux lieux : les « centri sociali » (centres sociaux autogérés, ndlr)… et les virages (les tribunes populaires des stades, ndlr). Ce sont les deux endroits où les jeunes réussissent à avoir leurs propres espaces, leurs propres organisations, à établir leurs propres règles. Et bien sûr, quand il y a le reflux du politique, quand on constate que la révolution a échoué, les tribunes prennent toute leur importance. Ainsi, dans les années 1980, années de reprise économique, certains groupes ultras, à l’instar du Commando Ultrà Curva Sud de l’AS Roma ou de la Fossa dei Leoni de l’AC Milan, vont compter plusieurs milliers de membres.
Dans votre livre, vous comparez les virages des stades à des « zones franches ». Dans nos sociétés de plus en plus commercialisées, cela reste-t-il de mise ?
Oui et non. L’aliénation sécuritaire, caractéristique de nos sociétés anxiogènes, a gagné également les stades. Mais les virages sont l’un des rares espaces libres pour jeunes qui imposent leurs propres normes durant un moment donné à des espaces bien particuliers, comme le définit l’auteur américain Peter Lamborn Wilson lorsqu’il évoque le concept des « zones autonomes temporaires ». Que ce soit dans nos sociétés occidentales ou dans des sociétés plus conservatrices, comme dans les pays arabes ou en Asie. Là où il y a quelques années encore, les jeunes occupaient l’espace public, il y a aujourd’hui de moins en moins d’espaces pour socialiser – la tribune du stade en est un. C’est aussi ça qui explique le succès des ultras 50 ans après leur naissance. Les ultras reprennent partiellement des concepts de l’anarchisme comme l’autogestion de collectivités dans des structures plus ou moins démocratiques, décentralisées et fédéralistes. Leur tribune et leur local sont souvent des lieux autogérés. Bien entendu, parfois cette autogestion bute sur ce que je définis comme la « démocratie du coup de poing », où le plus fort impose ses idées. Non pas forcément au sein du groupe, mais dans les situations où plusieurs groupes supportant une même équipe sont en conflit pour diriger la tribune.
En Égypte, les ultras ont joué un rôle déterminant aux côtés des manifestants lors du printemps arabe, tout comme en Turquie lors des soulèvements « Gezi » de 2013.
Ils ont joué ce rôle déterminant parce qu’ils restent une force collective dans nos sociétés extrêmement individualistes. Ils sont capables de mobiliser plusieurs centaines de personnes en quelques heures, et ils ont de la crédibilité dans la rue, dans l’espace public. En plus, de par leur nature, ils mettent en cause le monopole de la violence de l’État, parce qu’ils sont capables de jouer des poings. En Turquie ou en Égypte, mais aussi en Tunisie, ils ont été jusqu’au bout de l’esprit libertaire du mouvement, en mettant de côté les disputes stériles entre clubs sportifs rivaux et en s’alliant pour une cause d’intérêt général. L’oppression qui a permis au régime de Ben Ali de dominer si longtemps la Tunisie s’est fissurée dans les stades ! C’est là que la police du régime a été défiée pour la première fois, que le mur de la peur a montré ses premières fissures au début des années 2000. Lorsque les uniformes ont été chassés par des adolescents qui occupaient les tribunes populaires au sein de groupes ultras, le régime de Ben Ali a vite réprimé ces groupes de supporters. Mais ceux-ci ont montré à la population qu’il ne fallait pas avoir peur des forces de l’ordre.
En même temps, le mouvement ultra a ce côté identitaire, fixé sur l’identité locale ou régionale, et la dimension binaire qui va avec. N’est-ce pas en contradiction avec cet esprit que vous venez de décrire ?
Non, ce n’est pas un paradoxe. Quand il s’agit de choses plus importantes, les ultras sont tout à fait capables de mettre de côté leurs différences. Par exemple, ce week-end, en France, 33 groupes d’ultras vont protester en même temps contre les mesures répressives dont ils s’estiment victimes. On l’a vu en Italie en 2007 après la mort de Gabriele Sandri, supporter de la Lazio tué par un policier : des groupes ultras rivaux se sont alliés pour dénoncer l’homicide commis par ce policier. En fait, il faut voir les rivalités entre groupes comme un jeu. Il y a ce livre de Christian Bromberger qui s’appelle « Football : la bagatelle la plus sérieuse du monde », et je trouve que ça résume bien l’esprit. Alors bien sûr, les ultras sont prêts à se défier, pas uniquement de manière symbolique, mais parfois de manière physique. Mais contrairement à l’image qui est souvent véhiculée, ils ne sont pas prêts à mourir ou à se blesser grièvement, et quand il s’agit d’une cause plus importante, ils peuvent mettre de côté leurs différences et même s’unir pour des causes importantes. Ainsi, des ultras marseillais, qui cultivent une forte rivalité avec ceux de Paris, ont montré une banderole « Nous sommes Paris » après les attentats de novembre 2015. Les rivalités doivent être comprises comme un folklore, à l’image du carnaval, où les normes sont inversées. Les ultras le savent très bien.
Au sein de la mouvance ultra, l’idée selon laquelle on est en train d’assister aux dernières années du mouvement est très répandue…
Je n’y crois pas, car le mouvement arrive toujours à se régénérer. Alors bien sûr, en France, en Italie ou en Espagne, il y a une répression très forte et une absence de dialogue de la part des autorités. En Italie, en 2007, après la mort du policier Filipo Raciti dans le cadre d’un match de football, une répression incroyable s’est abattue sur le mouvement ultra : les banderoles, les tambours et les mégaphones ont été interdits des stades. Pourtant, dix ans après, les ultras sont toujours là et ils continuent d’attirer des jeunes. L’internet permet à la culture de se répandre, si bien que le mouvement ultra s’est exporté en Indonésie, en Colombie, aux États-Unis, en Irak… De par leur rôle, les ultras ont réussi à se créer une place dans le stade. D’où d’ailleurs le titre de mon livre : « Ultras. Les autres protagonistes du football ». Ils jouent un match dans le match. Ils sont les autres acteurs de la rencontre.
Souvent, ultras et hooligans sont confondus dans la perception médiatique. Quelle est la différence ? Quelle place la violence prend-elle dans le mouvement ultra ?
Tous les deux font partie de ce que j’appelle les « supporters radicaux ». Les hooligans sont nés en Angleterre dans les années 1966-1967. Il s’agissait de groupes de jeunes qui exerçaient une violence qui était a priori indépendante du match de football. De la violence autour des matchs de football, il y en a toujours eu. Ce qui a changé avec l’apparition des hooligans, c’est qu’ils ont autonomisé cette violence des résultats du match. La différence qui existe avec les ultras, c’est que pour les hooligans, se battre avec d’autres groupes de hooligans est le seul but. Le seul terrain sur lequel ils expriment leur soutien pour un club, c’est celui de la violence. Chez les ultras au contraire, la violence ne représente qu’une infime partie de leurs pratiques. Il s’agit pour eux d’abord de soutenir leur club, leur équipe par tous les moyens, par des scénographies en tribune, par des chants continus, par des animations. Après, ils acceptent aussi l’idée de violence, mais ce n’est pas la partie la plus importante. Même si, souvent, ils aiment adopter des postures viriles – il ne faut pas oublier que nous sommes avant tout dans une culture juvénile.
Dans ton livre, tu soulèves la question du dialogue entre ultras et médias. Ce dialogue est-il possible ?
Bien sûr. La plupart des groupes veulent être respectables et acceptent l’idée de dialogue. Il y a beaucoup moins de violence aujourd’hui qu’il y a 30 ans. Mais dès qu’il y a un incident, il est monté en épingle. Il faut dire que certains journalistes jouent un peu le rôle d’attachés de presse des autorités. Les clubs, les fédérations et les pouvoirs publics ont besoin d’un « diable » pour accélérer l’industrialisation du football. Celui-ci se trouve dans une période transitoire et les ultras jouent un peu le rôle de syndicats qui défendent une certaine conception du sport. Ils défendent la vision d’un football populaire, social, ils refusent que le club soit un instrument au service d’intérêts commerciaux ou géopolitiques – comme le Paris Saint-Germain l’est pour le Qatar -, ils s’opposent à toute cette dérive financière et mercantile. De la part des dirigeants des clubs, il y a souvent une volonté d’avoir des stades avec des consommateurs issus des classes moyennes supérieures et moins de supporters – l’abonnement le moins cher pour voir les matchs d’Arsenal dans son stade cette saison coûte 1.230 euros. Bien sûr, dans cette conception, les ultras dérangent. En plus de cela, les pouvoirs publics utilisent les stades comme des laboratoires pour des politiques répressives qui seront après appliquées au reste de la population. Les ultras sont des cobayes tout désignés pour tester des mesures qui sont parfois anticonstitutionnelles.
Pourquoi devient-on ultra ? Quel est l’esprit qui anime ce mouvement vieux de 50 ans et pourquoi persiste-t-il depuis aussi longtemps ?
Être ultra n’est pas lié à un capital culturel ou économique. La plupart d’entre eux sont de jeunes gens classiques, passionnés par leurs clubs de football respectifs. Ils découvrent au fur et à mesure qu’ils peuvent s’investir et devenir acteurs de la rencontre à la différence des spectateurs qui peuplent les stades. La sociabilité qui existe au sein de ces groupes est très forte et il est rapidement possible d’avoir des responsabilités et d’exercer ses compétences et sa créativité dans une série de tâches variées. De plus, le refus de l’argent, l’esprit de bénévolat et les voyages qu’implique une telle activité ne les freinent pas ; au contraire, cela les motive davantage. Il y a aussi un renouvellement perpétuel des effectifs, et cela fait qu’ils échappent encore à la domination des aînés, qui se sont parfois compromis et assagis. Enfin, l’esprit frondeur qui les anime, les interdits qu’ils refusent, comme la violence, font qu’ils attirent encore et toujours de nombreux jeunes qui veulent se défier ouvertement.
Das könnte Sie auch interessieren:
- Luxembourg-Ukraine : « Un manque de formation des stewards »
- Am Bistro mat der woxx #312 – Wat ass digital Gewalt géint Fraen?
- Am Bistro mat der woxx #311 – Wat geschitt mam Chômage vu franséische Frontalieren?
- Am Bistro mat der woxx #308 – Grenzenlose Fitness – Das inklusive Gym Iron Sparks
- Am Bistro mat der woxx #307 – Ëmmer méi Repressioun géint Aarmer