Sandrine Gashonga, cofondatrice de Lëtz Rise Up, analyse la table ronde « Lëtzebuerg : e koloniale Staat » et le traitement du passé colonial du Luxembourg. Un entretien.
woxx : Vous avez participé à la table ronde « Lëtzebuerg : e koloniale Staat ? » du Musée national d’histoire et d’art (MNHA), le 2 juin. Une table ronde qui a été thématisée dans les médias, entre autres à cause des propos racistes exprimés. Est-ce qu’il y a eu des suites ?
Sandrine Gashonga : Non, il n’y a pas eu de suites, mis à part un entretien avec Kevin Goergen, de l’Université du Luxembourg, qui mène l’étude sur le passé colonial du Luxembourg, pour discuter de ce qui s’est passé : je pense que pour lui c’est nécessaire de créer des liens avec les activistes qui travaillent sur cette question.
Il n’y a donc pas eu d’excuses ou de débriefing proposé par les organisateurs et organisatrices ?
Non. Je pense qu’ils et elles ne se sont pas remis en question du tout. La remise en question n’est pas au niveau de l’invitation de Fernand Kartheiser, mais plutôt en ce qui concerne la configuration qui aurait pu être différente, pour mieux répondre à ses arguments. Je ne remets pas non plus en cause la modération. C’était plutôt le format qui était problématique.
Pourquoi ?
Le problème, c’est qu’on ne répondait pas chaque fois dans le même ordre. Du coup, on était un peu perdu-es pour savoir à quel moment on pourrait intervenir et donc préparer les arguments pour ces interventions : une fois que notre tour revenait, le sujet avait changé.
Une des questions posées était de savoir s’il y a des traces du colonialisme au présent – une chose qui ne devrait pas être mise en question, vu le racisme structurel omniprésent…
On avait parfois l’impression que nos expériences étaient remises en question.
Avez-vous trouvé que trop de place était donnée aux voix racistes et nationalistes au Luxembourg ?
Vous savez, dans la table ronde, la sensation que j’ai eue était que le fait de parler de Fernand Kartheiser, ça lui a donné une grande visibilité, et ce n’est pas une bonne chose. Les médias ont eu une grande responsabilité aussi, quand ils mentionnaient à chaque fois cet homme politique quand ils parlaient de ce qui s’est passé lors de la table ronde. Ça n’a fait qu’empirer les choses. Les politiques eux-mêmes ont une responsabilité aussi, comme je l’ai dit à Radio 100,7 : ce qui m’intéressait n’était pas Fernand Kartheiser, mais plutôt le discours neutre de Franz Fayot, qui représente celui de la majorité politique. Pour moi, c’est ce discours-là qui est problématique, parce qu’il ne se positionne pas, parce qu’il ne va pas directement dans le sens de chercher dans le passé colonial. Je pense que l’étude sur le colonialisme qui a été demandée est encore une façon de remettre à plus tard quelque chose qu’on aurait pu faire tout de suite. C’est le cas aussi avec l’étude sur le racisme : elle a été retardée, et que se passe-t-il aujourd’hui ? On a une ministre qui dit qu’on n’aura pas de plan d’action contre le racisme, alors que les résultats sont là. La mise en place d’un plan d’action contre le racisme est vraiment essentielle pour nous ; un plan qui soit transversal à tous les ministères, sous la tutelle du ministère de la Famille et de l’Intégration. Si dans trois, quatre, cinq ans on nous dit « On ne va rien faire », je ne pense pas que l’étude sur le passé colonial du Luxembourg aura été positive. On doit vraiment continuer à militer, à faire des campagnes, à parler de ces histoires. Les politiques ont une responsabilité en ne luttant pas contre le racisme dans leurs propres organisations ; le faire amènerait à beaucoup plus de personnes racisées dans la politique.
Avez-vous l’impression qu’il y a une volonté des politicien-nes de travailler sur la question du colonialisme ?
Il n’y a aucune volonté de traiter cette question. Il y a eu un parti politique en 2020 qui a osé poser une question parlementaire – ce sont les Pirates. Depuis, il n’y a que l’extrême droite qui continue d’alimenter le débat au niveau politique. Ça démontre, d’une part, le manque de personnes racisées dans la politique. Si vous regardez en Belgique, ce sont les personnes racisées qui ont soulevé le débat et qui continuent de l’alimenter aujourd’hui. D’autre part, ça démontre que c’est une question très sensible, que ça questionne vraiment les fondements de notre société.
Dans quel sens ?
Aller chercher vers le passé colonial du Luxembourg, c’est aussi voir comment la richesse qui est présente aujourd’hui a des racines assez sombres, dont on s’est rendu compte quand on a préparé les visites guidées [note de la rédaction : « Lëtzebuerg dekoloniséieren! » en collaboration avec Richtung22]. Plus on recherchait, plus on se rendait compte qu’il y a des choses qu’on voit dans la vie quotidienne, surtout au niveau des entreprises, de la politique, qui sont issues de ce passé. Elles sont basées sur le sang des Congolais-es.
Et de quelle manière se manifeste ce manque de volonté politique ?
En 2019, lorsque j’étais encore militante chez Déi Lénk, j’avais écrit une question parlementaire sur la Décennie des personnes afrodescendantes, qui va bientôt se terminer sans que le Luxembourg ait fait quoi que ce soit. Chaque État membre de l’ONU devait célébrer cette décennie, proclamée par l’organisation en 2014. La Belgique l’a fait, et j’avais demandé pourquoi le Luxembourg non. On reçoit toujours la même réponse de la part de la ministre Corinne Cahen : on doit traiter tout le monde de la même façon. Il n’y a aucune équité dans cette réponse, parce que les personnes d’ascendance africaine sont parmi les plus vulnérables en Europe, mais aussi au Luxembourg. Proclamer cette décennie, ce serait aussi commencer à parler plus, dans les manuels scolaires, des grandes choses qui ont été faites par des personnes afrodescendantes. Je me rappelle qu’à l’époque le ministre de l’Éducation, Claude Meisch, avait répondu que ce qui était là était déjà assez, mais ce n’est pas vrai.
Il y a des études, comme « Les représentations du genre dans les manuels scolaires. Une étude à l’école fondamentale luxembourgeoise » (2021) de l’Université du Luxembourg, qui montrent que la représentation des personnes racisées dans les manuels scolaires est raciste et à caractère colonialiste.
Oui. Parfois le changement vient de la base et pas de la politique. Il y a une bonne nouvelle : le syndicat des enseignants a considéré cette question et est en train de mettre en place des moyens pour plus de diversité dans les manuels scolaires.
Est-ce que votre organisation a été consultée lors de l’élaboration de ces moyens ?
Nous les avons contactés, et ils ont eu une réaction très positive. Après, il faut voir les résultats dans les mois à venir.
En parlant de représentation et de diversité : j’ai noté que dans le programme encadrant l’exposition « Le passé colonial » au MNHA, il n’y a pas de personne racisée comme experte lors des conférences proposées.
Tout à fait. Je l’ai fait remarquer à Régis Moes, et il était étonné que je le lui fasse remarquer. Le privilège blanc – c’est la grille d’analyse qui est la plus complète et compréhensible – est tellement grand que même des personnes qui sont sensibles à certains sujets peuvent avoir des réactions comme ça. Il faut se déconstruire constamment.
Avez-vous obtenu une réponse qui explique cette omission ?
La réponse qui m’a été donnée est surprenante : on aurait inclus des activistes racisé-es du terrain pour certaines tables rondes. Ça revient à l’infantilisation des personnes racisées – pour tout ce qui est rationnel, de l’ordre scientifique, ce sont les personnes blanches qui sont plus à même d’en parler ; pour tout ce qui est du terrain, tout ce qui est plus matériel, ce sont les personnes racisées. C’est un discours qu’on ne peut plus entendre. Ça veut dire aussi que c’est du performatif : le but, en premier lieu, n’est pas d’améliorer la vie des personnes racisées vulnérables, mais de montrer qu’on a fait quelque chose.
Le soir de la table ronde, il y avait deux organisations afroféministes sur le podium – Lëtz Rise Up, dont vous êtes membre fondatrice, et Finkapé, représentée par sa porte-parole Antònia Ganeto. Le woxx a publié un commentaire de Claire Schadeck, sociologue, qui a regretté qu’il n’y ait pas eu une analyse féministe du colonialisme ce soir-là. Partagez-vous ce regret ?
Si j’avais eu plus de temps de parole, ma priorité n’aurait pas été le thème « genre et colonisation », mais plutôt les traités économiques ou les politiques de migration, qui sont bien plus importantes pour une femme afroféministe ou féministe noire qu’une analyse basée sur le genre. J’imagine que Claire Schadeck demande une analyse qui discuterait l’oppression de race et l’oppression liée au genre ou patriarcale. Je ressens ça comme si elle nous disait ce qu’on devrait faire, et pour moi c’est encore une fois une infantilisation. En tant que femmes racisées féministes, on ressent ça tout le temps, et c’est insupportable pour nous. On est capables de prendre nos décisions toutes seules et de décider ce qui est bon ou pas. Nous dire ce qu’il aurait fallu dire, c’est la reproduction d’une pensée coloniale. Pour moi, par exemple, le CID Fraen an Gender, ce sont des féministes blanches mainstream qui pendant des siècles ont refusé elles-mêmes de faire cette articulation. Les féministes mainstream blanches bourgeoises qui ont dominé le féminisme pendant des siècles ne voyaient pas la race. Elles ont exclu les femmes noires et racisées de leur agenda politique. Nos expériences n’existaient pas du tout. Nous, si on avait fait une analyse genrée de la colonisation, on aurait dit comment les femmes blanches ont aussi soutenu la colonisation. Les féministes blanches ne se sont pas complètement soulevées contre celle-ci. Au temps de l’esclavage, il y avait des femmes qui étaient propriétaires d’esclaves. On sait qu’il existe un certain féminisme qui est un outil du patriarcat plutôt qu’un outil de libération de la femme. Je vous assure qu’au Luxembourg c’est difficile d’avoir ce discours. On a peur de froisser, d’être exclues de certains cercles – ce qui nous est arrivé – mais on sent que c’est notre devoir de parler à cœur ouvert. Si on ne le fait pas, on ne va pas faire avancer les choses.
Ce débat n’a donc pas lieu au Luxembourg ?
Il y a beaucoup de résistance et de blocages par rapport à ça. Les gens ne veulent pas être considérés comme de mauvaises personnes. Ce n’est pas ce qu’on dit. Ces attitudes sont les résultats du privilège blanc de plusieurs siècles et des relations entre les races. Parfois, c’est subtil : pour le détecter, il faut faire attention et avoir de la confiance en soi pour se dire « Non, il y a quelque chose qui ne va pas et si je le sens, c’est vrai ». Beaucoup de lectures sur le sujet et d’échanges avec des activistes d’autres pays – c’est le fruit de tout ça qui nous permet d’essayer de construire des relations vraies, d’égales à d’égales, avec d’autres organisations.
Finalement, quelles sont les questions essentielles qu’il faut se poser si on parle de colonialisme au Luxembourg ?
Comment faire en sorte que le public connaisse cette histoire ? Comment réparer les dommages faits par la colonisation ? Et comment renforcer les communautés impactées par ce passé ?
Des extraits de cette interview ont été publiés dans le numéro 1690 du woxx : « Luxemburgs Kolonialvergangenheit: ‘Comment réparer les dommages faits par la colonisation ?’ ».
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