Au Luxembourg, les activités spatiales ne sont pas orientées vers la science, mais vers les entreprises privées – donc sous le signe de Mercure, dieu du commerce. L’arbitrage entre ingénierie financière et ingénierie industrielle reste à faire.
Oubliez Rifkin, l’idée de sauver le monde, et tout le reste ! L’heure est à la conquête de l’espace. C’est ce que semble signaler Étienne Schneider quelques semaines avant les élections. Que la campagne du leader du LSAP mette en retrait les idées de Jeremy Rifkin ne doit pas surprendre : cette réflexion autour des écotechnologies est également investie par son concurrent vert, et de surcroît les critiques de la société civile ont été nombreuses. Au contraire, le projet spatial est une success-story centrée sur la personne de Schneider. Et alors que le projet Rifkin peut être soupçonné d’habiller en vert une croissance « excessive », la perspective d’une croissance sur Mars ou Jupiter devrait moins effrayer l’électorat luxembourgeois.
Cerise sur le space cake
« La cerise sur le gâteau », c’est ainsi qu’Yves Elsen, président du conseil de gouvernance de l’Université du Luxembourg, a présenté la mise en place de la Luxembourg Space Agency (LSA). La présence de deux représentants universitaires lors de la conférence de presse de lancement de l’agence pourrait faire croire qu’il s’agit d’une structure à vocation scientifique, comme la NASA ou l’European Space Agency (ESA). Il n’en est rien : « L’objectif ne sera pas l’exploration de l’espace », a précisé Schneider, « mais le développement économique du NewSpace. » Une orientation qui a été critiquée plus tard dans la journée dans un communiqué de Déi Lénk, qui reproche au gouvernement d’avoir redirigé les 30 millions affectés à l’ESA vers la LSA. Au lieu de soutenir la recherche publique, le Luxembourg miserait sur « des niches pour investisseurs mégalomanes et spéculateurs financiers ».
La mise en place de la LSA s’inscrit dans le bouleversement du monde de l’astronautique : essoufflement des projets publics et accroissement des capacités d’action des acteurs privés. Les aspects les plus connus de cette « privatisation » sont les fusées de la société SpaceX et les lois controversées sur l’exploitation des astéroïdes adoptées par les États-Unis et le Luxembourg (La niche conquistador, woxx 1398). Cette dernière initiative législative a encouragé des entreprises existantes à s’implanter au grand-duché. Un des rôles de la LSA sera de faciliter la collecte de capital risque afin de faciliter également le lancement de start-ups. Par ailleurs, elle doit poursuivre le travail de coordination entre acteurs publics et privés mené jusqu’ici par la structure SpaceResources au sein du ministère de l’Économie. Reste la question : pour quoi faire ? Quel type de projet pour l’espace (voir : Tout feu tout flamme, woxx 1420) ? Mais aussi : quel « space business » pour le Luxembourg ?
L’espace est volatil
« Le fait que depuis 2016 on a attiré nombre d’entreprises spatiales au Luxembourg montre qu’il y a des investisseurs qui y croient », a insisté Schneider. Il estime qu’avec la LSA, il a « proprement mis en place » le cadre pour que le secteur continue à prospérer. La semaine prochaine, il devrait encore présenter un fonds dédié aux investissements spatiaux – quelque 100 millions d’euros de capital risque, dont environ un tiers d’argent public.
Les soins apportés à l’encadrement des investissements ne seront pas de trop. En effet, le space business est relativement volatil, surtout pour tous les projets qui vont plus loin que le lancement et l’exploitation de satellites. Ainsi la société Planetary Resources, qui comptait faire les premiers essais pour l’exploitation minière d’astéroïdes dès 2020, est en grande difficulté suite à une campagne de financement ratée. Il s’agit d’une des sociétés les plus en vue parmi celles implantées au Luxembourg, soutenue par des investissements publics, et qui avait évoqué la création d’une cinquantaine d’emplois (Le mou et le dur, woxx 1442).
En fait, tirer des profits directs de l’exploitation d’astéroïdes n’est pas évident, car le niveau de coût pour rapporter des cargaisons de métaux sur terre est prohibitif. La perspective commerciale la plus réaliste est de mettre à disposition de l’eau et des métaux dans l’espace, où ils pourront être utilisés pour approvisionner ou construire des vaisseaux en orbite. Une perspective dépendante de l’essor des autres programmes spatiaux publics ou commerciaux.
70.000 plutôt que 700.000
Clairement, les tâches de la LSA ressembleront moins à celles de la NASA qu’à celles des « trade and investment offices » que le grand-duché entretient autour de la planète. Ouvrira-t-on bientôt un tel bureau sur la Lune ? Étienne Schneider a en tout cas plaisanté sur le fait qu’il avait tout fait pour que la future langue dans l’espace soit le luxembourgeois – une boutade explicitement ciblée sur « les partis prisonniers d’un repli identitaire ».
Le ministre a aussi profité d’une question de journaliste pour aborder le débat autour de la croissance. Interpellé sur le nombre modeste d’emplois créés dans le secteur spatial, il a rappelé que certains partis – pas le sien – souhaitaient fortement limiter l’afflux de main-d’œuvre frontalière. Or, les 700 personnes « seulement » créeraient près de deux pour cent du PIB, ce qui devrait donc satisfaire ces partis. Trêve d’humour, cela donne une des réponses possibles à la question de la nature du space business au Luxembourg : créer un maximum de richesses avec des sociétés high-tech, et dont une partie de la main-d’œuvre travaille à l’étranger. Cela permettrait – en extrapolant grossièrement – d’envisager un Luxembourg tout aussi riche avec 70.000 plutôt que 700.000 habitant-e-s. Et cela ressemblerait beaucoup au modèle des sociétés centrées sur des boîtes aux lettres qu’on a su attirer dans le secteur financier… sur base de niches de souveraineté.
Letterbox Valley
Mais Schneider n’a pas peur de la main-d’œuvre frontalière, rappelons-le. Et lors des discussions autour de fabriques de yaourts ou de laine de roche, il n’a pas hésité pas à affirmer que l’industrie a un rôle à jouer dans l’économie luxembourgeoise. Quant au secteur spatial, tout en soulignant qu’il est à haute valeur ajoutée, Schneider lui attribue aussi un potentiel de création d’emplois. Ainsi, parmi les partenaires de la LSA, il y a aussi l’administration de l’Emploi, qui pourra encourager certain-e-s chômeur-se-s à se reconvertir dans le secteur spatial. Une autre partenaire, l’Université du Luxembourg, va mettre en place dès l’année prochaine un second cursus de master dans le domaine du space business.
Fera-t-on de la vallée de l’Alzette une nouvelle Silicon Valley, comme on l’a entendu lors de quelques discours du dimanche ? Notons d’abord qu’en Californie du Nord, les ingénieurs et les universitaires jouent un rôle bien plus important dans l’économie qu’au Luxembourg. Et que, malgré cela, la prospérité des entreprises de haute technologie induit une immense masse d’activités dites de « services aux personnes » et qui souvent emploient une main-d’œuvre peu qualifiée. Décidément, cela nous ramène vers le modèle à 700.000 habitant-e-s.
Alors oui, faire du Luxembourg une Silicon Valley grâce au space business est un rêve insensé. Mais mettre l’accent sur le développement d’activités réelles et sur le recrutement d’ingénieur-e-s et de technicien-ne-s n’en est pas moins important. Cela revient à établir au Luxembourg des centres de recherche, des labos et même des sites de construction – sans hésiter à attirer aussi une main-d’œuvre venue de l’étranger. L’alternative étant… une space industry faite de boîtes aux lettres.