Selon la réponse de Xavier Bettel à une question parlementaire, les volontaires des Brigades internationales n’auraient pas mérité d’être honorés à la Gëlle Fra. Le premier ministre se fonde sur un avis controversé au sein du Comité pour la mémoire de la Deuxième Guerre mondiale (CM2GM).
Lorsque la guerre civile espagnole éclate en 1936, elle a la particularité de provoquer un phénomène d’une ampleur mondiale : partout sur la planète, des volontaires s’engagent pour combattre les fascistes du général Franco. La fièvre gagne aussi le Luxembourg, et 102 personnes, jeunes pour la plupart, se mettent en route vers l’Espagne sous l’étendard des Brigades internationales – cela malgré une loi votée en 1937 qui leur interdit cet engagement.
Ceux qui ne sont pas tombés au front comptent parmi les premiers déportés sous l’occupation. Certains se retrouvent même dans les geôles allemandes à Trèves bien avant l’arrivée du Gauleiter Gustav Simon au pays, et pour beaucoup, le chemin mène au camp de concentration de Dachau, le premier créé par les nazis déjà dans les années 1930. Pour un pays conservateur, catholique et fermement anticommuniste comme le grand-duché, la mémoire de cet épisode de son histoire a toujours été soumise à des controverses. Ce n’est pas pour rien qu’il fallut attendre l’année 2003 pour que la loi de 1937 soit enfin abrogée et que les volontaires luxembourgeois des Brigades internationales connaissent un peu de reconnaissance officielle – notamment sous la forme d’une sculpture de Lucien Wercollier, « No pasarán », érigée en 1997 et depuis devenue le lieu d’une cérémonie officielle chaque 10 novembre.
Pourtant, l’association des Amis des Brigades internationales – Luxembourg (ABI-L) vise plus haut, et une de ses revendications est que les brigadistes soient enfin honorés sur le monument de la Gëlle Fra. Cela ferait doublement sens : la statue, elle-même pas sans controverses, honorait originellement les volontaires luxembourgeois de la Légion étrangère pendant la Grande Guerre. À côté d’une plaque honorant les volontaires luxembourgeois combattant aux côtés des Alliés durant la Seconde Guerre mondiale, elle en compte deux supplémentaires, dont personne ne sait qui les a apposées, en l’honneur des volontaires luxembourgeois pendant la guerre de Corée. C’est donc naturellement que la présidente de l’ABIL, Paca Rimbau-Hernández, s’est tournée vers le monde politique : « Nous avions un contact avec l’ancien maire de Dudelange, Mars Di Bartolomeo, qui nous a promis son soutien pour avancer dans ce dossier. Ce qui a pris un certain temps, mais cette année était la bonne, et il a posé avec Dan Biancalana une question parlementaire au premier ministre », explique-t-elle au woxx.
La « Lady Rosa of Luxembourg » contre les Brigades internationales
Dans sa réponse, le premier ministre s’aligne sur l’avis demandé au CM2GM, le « partenaire privilégié du gouvernement » dans ce cadre, et explique donc qu’il ne serait pas opportun d’honorer les Brigades internationales à la Gëlle Fra – sans motiver cette décision. Suite à cette réponse et à un article paru dans l’édition online du woxx, nous avons reçu maintes réactions, et surtout des indications fortes que cet avis n’a pas été unanime et que certain-e-s membres du comité consulté se sentent lésés.
Le woxx s’est donc procuré l’avis entier, afin de mieux comprendre comment le CM2GM motive son refus. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que, à la première lecture, ce document résiste un peu à la logique. Le CM2GM évoque notamment le scandale de 2001 autour de « Lady Rosa of Luxembourg », réplique enceinte de la Gëlle Fra installée par l’artiste croate Sania Ivekovic sur la place de la Constitution. Si en effet ce scandale avait montré la face hideuse de certains milieux conservateurs totalement insensibles à l’art contemporain et aurait presque coûté la tête à l’œuvre originale – il y eut en effet un comité de coordination « Non à la Gëlle Fra » −, le CM2GM rappelle que « pour arrêter la polémique », le gouvernement acquiesça à la demande de l’Association des anciens combattants de la guerre 1939-1945 et des forces des Nations unies (donc aussi des volontaires en Corée) de classer la Gëlle Fra en tant que monument national.
Mais quel rapport avec les Brigades internationales ? « Aucun rapport direct », a expliqué au woxx un des auteurs de l’avis et représentant de la communauté des résistants au sein du CM2GM, Guy Dockendorf. Fortement marqué par cet épisode, puisqu’il était premier conseiller au ministère de la Culture à l’époque et donc en première ligne, celui-ci avance : « La polémique de l’époque a laissé entrevoir que les Luxembourgeois sont très sensibles dès qu’on touche à ce symbole. Ce qui nous a amenés à trouver un compromis au bureau du comité pour la mémoire, qui consiste notamment à inclure la journée ‘No pasarán’ à la liste des commémorations nationales et d’ajouter un chapitre consacré aux Brigades sur notre site internet. » Cette version est corroborée par l’actuelle présidente du CM2GM Claude Wolff, qui y représente la communauté juive.
Deux des trois communautés du CM2GM favorables aux Brigades internationales
Pourtant, la réponse à la question parlementaire a créé des remous au sein du CM2GM. Le woxx a pu consulter un mail de la présidente dans lequel celle-ci explique qu’il est vrai « que lors d’un premier tour de table, deux des trois communautés s’étaient prononcées pour une plaque des Brigades internationales sur la Gëlle Fra ». Mais, continue-t-elle, « néanmoins, il y a eu des réserves, qui ont fait que le bureau s’est fait remettre encore des documents et qu’il a constaté qu’il y avait des arguments contre cette plaque ».
Le problème est que les membres du CM2GM n’ont pas pu lire cet avis avant qu’il ne soit envoyé au premier ministre et n’ont eu vent de ce texte qu’en lisant la réponse à la question parlementaire. Ce qui a donné lieu à des batailles de mails très longues et à des insultes copieuses. Sans surprise, ce sont surtout des membres des deux communautés principalement favorables aux Brigades internationales, la communauté juive et les résistant-e-s, qui se sont exprimé-e-s, les représentant-e-s des enrôlés de force étant contre dès le début.
Ainsi Jim Goerres, de l’association Memoshoah et du musée de la Résistance, qui demande dans un mail que nous avons obtenu : « Est-ce que le bureau du CM2GM se fout de nous ? » Et de raconter l’histoire dès le début : « Les membres de deux groupes étaient plutôt d’accord, et un groupe était plutôt contre. Après, les groupes n’entendent plus rien pendant longtemps et ont la surprise de recevoir un courriel de la présidente le 17 décembre avec l’avis. » Goerres n’est pas le seul à mettre en question la gestion du bureau et l’idée que celui-ci se fait de la démocratie interne au CM2GM.
Face à ces critiques, la présidente Claude Wolff a expliqué au woxx : « Nous étions sous une contrainte de temps énorme et nous n’avions que trois jours pour rédiger cet avis. Convoquer tous les membres en temps de pandémie était trop risqué et leur demander leur avis par courriel aurait pris trop de temps. Je crois que, en tant que bureau élu par le comité, nous devrions bénéficier d’un peu de confiance. Pourtant, je regrette de ne pas avoir envoyé ce courrier aux membres avant de l’avoir fait suivre au premier ministre : c’était une faute. » Ce qu’admet aussi Guy Dockendorf. Quant au représentant des enrôlés de force au bureau du CM2GM, l’ancien journaliste du Wort Josy Lorent, il nous a raccroché au nez après plusieurs tentatives de le joindre par mail, message et téléphone.
Quand Josy Lorent raccroche au nez du journaliste
Il y a encore un autre doute qui pèse sur la genèse de cet avis. Certaines des personnes que nous avons consultées ne veulent pas exclure une prise d’influence du ministère d’État, qui aurait voulu se servir du CM2GM comme paratonnerre. À la question de savoir si le ministère d’État aurait mis le bureau sous pression avec son délai, Claude Wolff nous a répondu par l’affirmative et renvoyé à Patrick Majerus, lieutenant-colonel, conseiller au ministère d’État et collectionneur d’art contemporain (siégeant aussi au conseil d’administration du Mudam). Celui-ci, après avoir obtenu le feu vert de sa hiérarchie, nous a livré sa version des faits. Majerus confirme d’abord que deux des trois communautés étaient pour la plaque, mais qu’« il y a eu des doutes dans tous les groupes, ce qui a conduit le bureau à sa prise de décision. Dans le bureau, ma fonction est celle de modérateur et de secrétaire, mais je n’exerce aucune pression et ne suggère que des solutions alternatives – pour éviter que des conflits internes éclatent », raconte-t-il. Ce qui est un boulot pas très facile, car comme il le constate : « Quoi que vous fassiez, vous ferez une erreur. Nous sommes souvent dans des situations où il n’y a rien à gagner. » Quant aux reproches selon lesquels le ministère aurait mis le CM2GM sous pression, Majerus les réfute et sort son agenda : « Le 20 novembre, le CM2GM a reçu la demande d’avis du ministère avec un délai de première réponse au 4 décembre. Le 7 ou le 8 décembre, à la suite d’une réunion du comité, le bureau a évalué les prises de position des trois communautés et le président du groupe de la résistance s’est porté volontaire pour rédiger l’avis. Le 14 décembre, après que de multiples versions ont circulé, j’ai mis en garde le bureau – pour éviter de se voir exposé au reproche de procéder par fait accompli, il devait envoyer l’avis aux membres. Ce qu’il n’a pas fait, » conclut-il.
Cette affaire montre deux choses. D’abord, les Brigades internationales continuent à défrayer la chronique, même 84 ans après le début de la guerre civile espagnole. Ensuite, le CM2GM, voulu par Xavier Bettel, est une création qui ne peut tenir debout, les antagonismes entre les trois groupes et surtout avec les représentant-e-s des enrôlés de force étant trop importants. Du moins, le revirement du bureau sur cet avis – nous savons qu’il dira qu’il s’agit d’un compromis et non pas d’un revirement – aura eu une conséquence positive : comme nous venons de l’apprendre, certains membres de la communauté juive préparent une note de protestation au bureau, pour que la politique du fait accompli ne se pratique plus. Peut-être une façon d’avancer, ou même de revenir sur cet avis.