Nucléaire militaire : La France veut des banques au garde-à-vous

Le nucléaire militaire a besoin de capitaux privés pour se développer. En France, l’État demande aux banques de contribuer au financement de l’arsenal atomique. Il fait pression sur les établissements qui rechignent à investir dans ces armes de destruction massive, perçues par les dirigeants du pays comme les garantes de l’indépendance du pays.

« Le Vigilant », basé à l’île Longue, en Bretagne, port d’attache des 6 sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) français. (Photo : Marine nationale/Wiki Commons)

C’était une première en France, mais ça n’a pas duré. En décembre 2022, le Crédit mutuel Océan (CMO) se référait au traité d’interdiction des armes nucléaires (TIAN) pour justifier l’exclusion du nucléaire militaire de sa politique d’investissement. Six mois plus tard, bien qu’elle s’interdise toujours de financer officiellement ce secteur, la banque régionale, établie sur la façade atlantique de l’Hexagone, a fait disparaître toute référence au TIAN de sa documentation relative à sa politique sectorielle « défense et sécurité ». Interrogée sur les raisons motivant ce tour de passe-passe, la banque n’a pas donné suite aux questions du woxx. Membre de l’alliance Crédit mutuel, cinquième groupe bancaire français, « CMO a subi des pressions politiques afin qu’elle ne mentionne plus le TIAN », tranche d’emblée Patrice Bouveret, directeur de l’Observatoire des armements et porte-parole d’ICAN France (Campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires). « D’autres puissances nucléaires n’ont pas un discours aussi radical, consistant à demander ouvertement aux banques de ne pas prendre en compte le TIAN », poursuit-il.

Le TIAN a été négocié en 2017 sous l’égide de l’ONU et est entré en vigueur le 22 janvier 2022. Signé à ce jour par 94 pays, le texte est rejeté par les 9 puissances nucléaires et, pour l’instant, par tous les membres de l’Otan. Les banques des pays parties prenantes au traité ont interdiction de financer le nucléaire militaire, conformément à l’article premier du texte. La France « n’adhérera pas à un traité d’interdiction des armes nucléaires », a prévenu Emmanuel Macron, devant l’École de guerre en février 2022, quelques jours avant l’invasion russe de l’Ukraine. Depuis, la volonté de Paris d’accroître ses capacités en la matière s’est encore affirmée.

La loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030 prévoit une hausse prononcée des investissements dans l’armée avec 413 milliards d’euros, dont au moins 53 milliards iront au maintien et au renouvellement des arsenaux nucléaires, comprenant aussi bien la production des ogives que des missiles, sous-marins et avions destinés à leur usage. Cela représentera en moyenne 7,7 milliards d’euros par an dans l’atome militaire, soit une augmentation de quelque 50 pour cent par rapport à la précédente loi de programmation militaire. Si l’addition finale incombera au contribuable français, le maintien et le développement de la force de dissuasion nécessitent la mobilisation d’importants capitaux en amont, le nerf de la guerre en quelque sorte.

Les banquiers font du peace-washing

Dans sa précédente édition, le woxx relatait les investissements indirects, au Luxembourg, du Fonds de compensation (FDC) des pensions, réalisés par 135 banques et gestionnaires d’actifs dans 20 des principaux acteurs industriels du secteur du nucléaire militaire mondial (woxx 1746). Si les établissements financiers américains tiennent le haut du pavé en la matière, les banques françaises ne sont pas en reste et figurent parmi les grands argentiers de l’arme atomique, En France d’abord, mais également aux États-Unis ou au Royaume-Uni. Entre janvier 2020 et juillet 2022, BNP Paribas a injecté 12,4 milliards d’euros dans le financement du nucléaire militaire, le Crédit agricole 8,9 milliards, la Société générale 6,5 milliards et le Crédit mutuel 1,7 milliard, selon des chiffres publiés par ICAN. On retrouve là quatre des principales banques françaises, qui possèdent toutes des filiales au Luxembourg.

Les banquiers ne font pas étalage de ces investissements, alors que le public est de plus en plus scrupuleux quant à la destination de l’argent qu’il leur confie, exigeant des placements éthiques, sans préjudice pour l’environnement ni pour les droits humains. La société civile « mène des campagnes contre les investissements préjudiciables à la biodiversité et au climat, et les banquiers craignent qu’il se passe la même chose sur les armes nucléaires. Il y a une frilosité accrue à communiquer sur le sujet, on ne veut pas que les clients soient au courant : c’est du peace-washing », estime le porte-parole d’ICAN France. Au niveau mondial, de plus en plus d’institutions financières refusent cependant d’investir dans l’atome militaire, l’ONG Pax recensant désormais 109 établissements qui suivent les recommandations du TIAN, que leur pays y adhère ou non, alors qu’ils n’étaient que 35 il y a dix ans à refuser ce type de financement.

Le code de bonne conduite de l’ABBL

Dans leur documentation relative à leur politique d’investissement, les banques françaises excluent pourtant le financement des « armes controversées », dans lesquelles elles rangent les armes à sous-munitions, les mines antipersonnel ainsi que les armes de destruction massive chimiques et biologiques. Mais pas le nucléaire pour la plupart d’entre-elles, si ce n’est à la marge. Certaines refusent par exemple le financement des entreprises produisant directement les ogives, mais pas celles fabriquant les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) ou les avions Rafale qui les emportent. Il n’existe pas de définition clairement établie de ce qu’est une « arme controversée » et les banques jouent de cette ambiguïté.

Photo : Aksveer/Wiki Commons

Au grand-duché, l’Association des banques et banquiers Luxembourg (ABBL) a « édité un code de conduite qui inclut la question des droits humains », fait-elle savoir dans un échange mail avec le woxx. « Cependant, interférer dans la stratégie d’investissement de nos membres dépasserait le mandat de notre association », poursuit l’ABBL. « Les produits financiers que proposent les banques à leurs clients et qui prennent en compte des facteurs ESG, ou qui ont un objectif de durabilité, doivent divulguer certaines informations qui incluent, en outre, ce qu’on appelle les incidences négatives des décisions d’investissement sur les facteurs de durabilité. Ces derniers incluent également des facteurs sociaux, y compris l’exposition à des armes controversées (mines antipersonnel, armes à sous-munitions, armes chimiques ou armes biologiques) », explique l’organisation patronale. Le nucléaire militaire ne figure donc pas dans les armes prohibées, mais l’ABBL estime « qu’avec les contraintes en matière de transparence, les investisseurs pourront eux-mêmes mieux faire le choix s’ils souhaitent investir dans tel ou tel produit ». La balle est dès lors dans le camp des client-es et du législateur à qui il revient, selon l’ABBL, de définir précisément la notion « d’armes controversées ».

Pour le président français, l’affaire est entendue : les armes nucléaires ne prêtent pas à controverse et l’entrée en vigueur du TIAN n’y change rien. « Ce traité ne créera aucune obligation nouvelle pour la France, ni pour l’État ni pour les acteurs publics ou privés sur son territoire », a signifié Emmanuel Macron dans son discours devant l’École de guerre. Pour ICAN, il s’agit sans équivoque d’une exhortation aux banques à poursuivre le financement de l’atome militaire. Dans un rapport d’information parlementaire sur « l’économie de guerre », le député Horizons Christophe Planchart raillait, en mars dernier, le CMO, qui « fait donc référence à un traité international que la France n’a pas ratifié ».

Un nouveau colbertisme

Cette forme contemporaine de colbertisme, qui entend impliquer toutes les forces de la nation au service de son intérêt supérieur, n’est cependant pas l’apanage d’Emmanuel Macron. L’actuel locataire de l’Élysée s’inscrit dans la continuité de ses prédécesseurs, qui tous, sans exception depuis de Gaulle, ont placé l’arme atomique au cœur de la défense nationale, en modernisant et en adaptant l’arsenal et la doctrine au contexte géopolitique. À ce titre, l’invasion de l’Ukraine et les menaces répétées de Moscou de recourir à une attaque nucléaire doivent, dans l’esprit des dirigeants français, s’accompagner d’un renforcement de la force de frappe nucléaire.

« Il s’agit de garantir la survie du pays en dissuadant tout adversaire potentiel de s’en prendre à notre existence même », indique Vie publique, le site internet officiel de la République française. « Mais si la France s’est dotée d’une force de dissuasion nucléaire, c’est aussi pour garantir la liberté d’action d’un des trois seuls pays occidentaux – avec les États-Unis et le Royaume-Uni – dont l’influence et les responsabilités, politiques et militaires, se situaient, et se situent toujours, à l’échelle mondiale », poursuit le texte, en référence à une supposée « grandeur » de la France. Dans cette perspective, Emmanuel Macron essaie de déplacer le curseur de la dissuasion en affirmant qu’elle est également garante de la sécurité de ses voisins, la France étant, depuis le Brexit, la seule puissance nucléaire militaire au sein de l’Union européenne. Paris juge que les intérêts vitaux des États membres de l’UE se confondent avec les siens, du fait de leur imbrication.

Le financement de la bombe n’est donc pas qu’une affaire de gros sous pour les banques, et Patrice Bouveret note que, au demeurant, « l’État fait davantage pression sur les coûts dans ses commandes et tente de les réduire, quand bien même ça reste encore très intéressant pour les producteurs ». Pour le porte-parole d’ICAN France, « il y a une spécificité française avec la volonté de garder toute la panoplie de l’armement », conventionnel et nucléaire. Tout comme ses prédécesseurs, Emmanuel Macron envisage cette force de frappe comme un moyen d’affirmer l’indépendance du pays, non seulement vis-à-vis de la Russie ou de la Chine, mais également à l’égard des États-Unis, conformément à la doctrine en vigueur depuis les années 1960. La dissuasion « garantit notre indépendance, notre liberté d’appréciation, de décision et d’action », a répété le président français devant l’École de guerre, en février 2022.

À croire que le CMO avait tout faux en bannissant de ses financements des armes dont l’ICAN rappelle qu’elles sont « les plus destructrices et inhumaines jamais conçues par l’homme ».

Ogives et dépenses

En 2022, les neuf puissances nucléaires possédaient 12.512 ogives nucléaires et ont investi 78,8 milliards d’euros dans le nucléaire militaire, 
selon des données compilées par ICAN et le Sipri (Institut international de recherche sur 
la paix de Stockholm).

Russie : 
5.889 ogives et 9,12 milliards d’euros dépensés en 2022.
États-Unis : 
5.244 ogives et 
41,55 milliards d’euros.
Chine : 
410 ogives et 
11,12 milliards d’euros.
France : 
290 ogives et 
5,3 milliards d’euros.
Royaume-Uni : 
225 ogives et 
6,46 milliards d’euros.
Pakistan : 
179 ogives et 
951 millions d’euros.
Inde : 
164 ogives et 
2,5 milliards d’euros.
Israël : 
90 ogives et 
1,14 milliard d’euros.
Corée du Nord : 
30 ogives et 
560 millions d’euros.


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