Nucléaire militaire : Les investissements atomiques du FDC

En 2022, le Fonds de compensation (FDC), qui gère les excédents des cotisations pension, a indirectement investi dans 20 entreprises impliquées dans la production d’armes nucléaires. L’ensemble de ces sociétés se trouvent sur la liste d’exclusion du fonds de pension luxembourgeois, alors que celui-ci s’interdit officiellement le financement du nucléaire militaire.

Photo d’un essai de bombe nucléaire américaine sur l’atoll de Bikini, en 1946. (Photo : Wiki images/Pixabay)

En 2022, plus de 1,5 milliard d’euros du fonds de compensation (FDC) sont allés à 135 banques et gestionnaires d’actifs qui investissent dans les principales entreprises liées à l’industrie nucléaire militaire dans le monde. Le FDC n’investit pas directement dans ces établissements financiers, mais passe par des gérants de portefeuilles chargés de gérer la sicav du fonds de pension luxembourgeois. S’il est assez difficile de savoir quel montant précis de ce 1,5 milliard d’euros est effectivement allé à ce secteur mortifère, il apparaît néanmoins certain qu’une partie au moins a financé des sociétés qui produisent des bombes atomiques ou des dispositifs permettant leur usage, comme les missiles, les sous-marins ou les avions.

Parmi les banques et gestionnaires qui accordent des prêts au nucléaire militaire et qui ont bénéficié de l’argent du FDC figurent les « usual suspects » comme Bank of America, Citygroup, BNP Paribas ou le fonds d’investissement Black Rock, accusés par ailleurs de financer l’extraction des énergies fossiles ou des entreprises peu regardantes sur les droits humains. La liste comprend aussi la Banque européenne d’investissement (BEI), qui gère 102 millions d’euros provenant du FDC. L’institution financière de l’Union européenne prête ainsi des fonds au Français Safran, à l’Italien Leonardo ou encore à Airbus.

Le cas de l’avionneur européen est emblématique, car il illustre une autre difficulté quand il s’agit de déterminer à quelle hauteur précise un groupe aux activités protéiformes est impliqué dans le nucléaire militaire. Airbus produit des avions civils, mais aussi des hélicoptères pour les services de secours (qui sauvent des vies) et, indirectement, des missiles porteurs d’ogives nucléaires. Par ses participations dans MBDA et ArianeGroup, l’avionneur est partie prenante dans la production du missile français de moyenne portée ASMPA et dans le développement de son successeur, le ASN4G, un missile hypersonique dont le rayon d’action devra s’étendre à 1.000 kilomètres. Airbus participe aussi à la fabrication du M51, le missile balistique français qui équipe les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE). « Avec Airbus, il est extrêmement difficile de faire la part des choses. On dispose de quelques éléments, mais on est davantage sur de l’interpellation pour savoir où va l’argent, car il n’y a pas de transparence sur la répartition des investissements dans le civil et dans le militaire », regrette Patrice Bouveret, cofondateur de l’Observatoire des armements en France et membre d’ICAN (Campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires).

Pas de contradiction, selon le FDC

La coalition internationale d’ONG, lauréate du prix Nobel de la paix en 2017, a publié en début d’année un rapport sur les producteurs d’armes nucléaires et leurs financeurs dans le monde. ICAN y liste 306 banques et institutions privées qui financent les 24 principaux industriels liés au développement, à la production, à la maintenance et au renouvellement des arsenaux nucléaires et des systèmes qui les rendent opérationnels. Parmi ces 24 sociétés, 20 bénéficient indirectement des fonds du FDC. Outre Airbus, on y trouve les Américains Boeing ou Lockheed Martin, les Français Thales ou Safran, mais aussi le Chinois China Aerospace International ou l’Indien Walchandnagar Industries[1].

Problème : toutes ces sociétés figurent sur la liste d’exclusion du FDC sous la mention « armes controversées ». Cette liste répertorie plus de 150 entreprises dans lesquelles le fonds de pension s’interdit d’investir. Une directive du conseil d’administration du FDC, publiée en février dernier, rappelle par ailleurs que sont exclues des investissements les « sociétés impliquées dans des activités liées aux armes controversées, dont notamment les mines antipersonnel, les bombes à sous-munitions, les armes nucléaires, les armes à l’uranium appauvri, les armes au phosphore blanc ainsi que les armes chimiques et biologiques ».

Photo : Gerd Altmann/Pixabay

Interrogé sur cet apparent paradoxe, le FDC rappelle que « chaque gérant doit impérativement respecter la liste d’exclusion du FDC établie depuis 2011 ». La liste « est périodiquement revue et mise à jour sur base d’un processus systématique en collaboration avec la société néerlandaise Sustainalytics, un prestataire de services externe spécialisé, reconnu et indépendant », poursuit le FDC dans un échange mail avec le woxx. Il assure ainsi « qu’il ne prend pas participation dans une entreprise jugée en violation ». Il convient néanmoins « des limites quant à la granularité pouvant être prise en considération au niveau de la chaîne de propriété des entreprises ou des activités de financement faites ou envisagées d’être faites par exemple par un établissement bancaire ». En clair : le manque de transparence des banques peut conduire à des investissements a priori interdits par le règlement du FDC. En définitive, le fonds de pension évacue le problème et ne « voit pas de contradiction » dans cet état de fait, car il « ne travaille pas directement avec des établissements bancaires ».

De façon plus générale, le FDC affirme que ses investissements sont « conformes aux conventions internationales » ratifiées par le grand-duché. L’assertion fait quelque peu bondir Martina Holbach, chargée de campagne finance durable chez Greenpeace Luxembourg : « Il n’y a pas une seule entreprise qui est en phase avec le respect de l’accord de Paris de limitation du réchauffement climatique à 1,5 degré. Le FDC ne va pas vraiment au bout sur l’exclusion des secteurs controversés. Sur les énergies fossiles, par exemple, tous les grands acteurs bénéficient d’investissements du FDC. Les critères d’exclusion doivent être mieux définis. » Si elle reconnaît au fonds de pension « certains progrès ces dernières années », elle estime néanmoins « que rien n’a fondamentalement changé » (voir encadré ci-contre). « Il faut une réflexion en profondeur sur les objectifs du FDC, sur sa stratégie d’investissement par rapport au climat, à la biodiversité, aux droits humains, aux armes nucléaires et conventionnelles », poursuit la chargée de campagne de Greenpeace. Comme d’autres organisations, l’ONG environnementale demande une révision de la loi organisant le FDC et revendique la création d’un comité d’éthique auquel serait associée la société civile.

La menace nucléaire ravivée

Si le respect des conventions internationales auxquelles adhère le grand-duché paraîtrait élémentaire dans les investissements du FDC, le nucléaire militaire échappe néanmoins à ce champ. Le Luxembourg a bien signé le traité de non-prolifération des armes nucléaires (TNP) qui vise à limiter la propagation de l’arme atomique dans le monde, en dehors des pays qui en sont déjà dotés. Mais à l’instar de tous les autres pays membres de l’Otan, il n’a pas adhéré au traité d’interdiction des armes nucléaires (TIAN), dont l’objectif est l’éradication totale des arsenaux atomiques. Dans l’Union européenne, seuls l’Autriche, l’Irlande et Malte, qui ne font pas partie de l’Alliance atlantique, participent à ce traité entré en vigueur en janvier 2021. Dans son article premier, le TIAN pose le principe d’interdiction de financement et d’investissement dans les industries du nucléaire militaire[2], un peu sur le modèle de la Convention sur l’interdiction des armes à sous-munitions, adoptée en 2008.

Si le FDC nie investir dans le nucléaire militaire – du moins volontairement -, revendiquer une interdiction du financement et du développement des armes atomiques s’avère globalement difficile en cette période. En multipliant les menaces de recours à l’arme ultime pour protéger son invasion de l’Ukraine, Moscou a ravivé la menace de conflit nucléaire, qui s’était estompée depuis la fin de la guerre froide et avait abouti à une réduction des arsenaux. La guerre lancée par Vladimir Poutine entraîne un réarmement général, particulièrement dans les pays de l’Otan. Le Luxembourg s’est ainsi engagé à porter ses dépenses de défense à un milliard d’euros en 2028, contre 573 millions cette année. La hausse des budgets militaires, promue par des discours anxiogènes, rencontre l’approbation d’une grande partie de l’opinion publique. « On est à contre-courant de l’esprit général, qui est au réarmement. Les médias travaillent sur l’émotion dans la guerre en Ukraine et cela fonctionne », reconnaît Patrice Bouveret, d’ICAN France.

L’arme atomique n’échappe pas à cette inflation et en 2022, les puissances nucléaires ont investi dans cette industrie de destruction massive 78,4 milliards d’euros, soit 3 % de plus que l’année précédente. Les États-Unis représentent à eux seuls plus de la moitié de ces budgets, avec 41,5 milliards d’euros. Sur les 20 entreprises potentiellement financées par le surplus des cotisations pension des salarié-es luxembourgeois-es, treize sont américaines et cinq françaises. Le rendement attaché à ces investissements, quel que soit leur montant, vient gonfler les réserves du FDC qui s’établissent aujourd’hui à 26 milliards d’euros. La facture finale incombe, quant à elle, aux contribuables des neuf pays détenteurs d’armes nucléaires.

[1] Les 20 entreprises bénéficiant potentiellement d’un financement indirect du FDC sont : BAE Systems, Jacobs Solutions, Leonardo, Huntington Ingalls Industries, Fluor, Leidos, Textron, Safran, Aerojet Rocketdyne, Honeywell International, Lockheed Martin, Northrop Grumman, Raytheon Technologies, Airbus, Boeing, General Dynamics, Thales, China Aerospace International, Walchandnagar Industries, Bharat Dynamics.
[2] « Chaque État membre du traité s’engage à ne jamais, en aucune circonstance : aider, encourager ou inciter quiconque, de quelque manière que ce soit, à se livrer à une activité interdite à un État Partie par le présent Traité ».

« Sales et dangereux », selon Greenpeace

Greenpeace Luxembourg accuse le Fonds de compensation (FDC) d’avoir investi plus de trois milliards d’euros en 2022 dans des « industries qui nuisent au climat et à l’environnement, dans l’industrie nucléaire (civile) et dans des entreprises qui ne sont pas conformes avec les exigences des normes internationales sur le devoir de vigilance en matière de droits humains ». Dans un communiqué intitulé « Toujours aussi sales et dangereux : les investissements du FDC en 2022 », l’ONG estime que « la politique d’investisseur responsable du FDC n’est qu’une campagne publicitaire ». Greenpeace, qui a analysé les investissements du fonds de pension luxembourgeois en 2022, affirme que le FDC a investi 888 millions d’euros dans des entreprises opérant dans le charbon, le pétrole et le gaz, « soit une augmentation de 6,6 pour cent par rapport à 2021 ». 
Dans le même ordre d’idées, les investissements dans les principaux acteurs de la déforestation dans le monde sont passés, en un an, de 137 millions à 143 millions d’euros. Près de 2 milliards d’euros ont également été investis dans 119 entreprises opérant dans des secteurs à risque pour les droits humains, comme l’automobile, l’alimentation et l’agriculture ainsi que dans les technologies de l’informatique, rapporte l’ONG. Seule éclaircie par rapport aux engagements d’investissements durables pris par le FDC, les financements du nucléaire civil ont diminué de 13 pour cent en 2022 pour s’établir à 691 millions d’euros. 
« La politique d’investisseur responsable du FDC sert avant tout à faire du greenwashing et contribue ainsi à tromper la société luxembourgeoise », déclare Martina Holbach, chargée de campagne Finance durable pour Greenpeace Luxembourg. Greenpeace appelle depuis plusieurs années le FDC à ne pas investir dans des entreprises dont le modèle économique n’est pas conforme à l’objectif de l’accord de Paris de limiter le réchauffement climatique à 1,5 degré. Peine perdue pour l’instant.


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