Compositeur et metteur en scène de renom, librettiste lauréate d’un prix Nobel : l’opéra « Kein Licht » fait franchir à l’ensemble luxembourgeois Lucilin un nouveau pas dans la reconnaissance internationale. Regard en coulisses avant les représentations de la semaine prochaine au Grand Théâtre.
Tout commence par un bourdonnement grave, quasi menaçant. Toute-puissante, la technique assoit sa suprématie en diffusant les premiers sons de « Kein Licht » : c’est un ordinateur qui se charge de l’introduction, avant qu’un chien ne vienne hurler à la mort, accompagné par une trompette en sourdine. C’est la désolation qui règne sur le début de l’œuvre, une désolation post-11 mars 2011, date de la catastrophe de Fukushima. Mais l’atmosphère ne reste pas longtemps plombée, puisque bien vite un dialogue à la limite de l’absurde s’installe entre deux personnages, simplement appelés A et B. Deux comédiens qui guideront les spectateurs à travers un tourbillon émotionnel allant de l’appréhension la plus noire au grotesque le plus humoristique.
« Kein Licht », c’est un opéra pas tout à fait comme les autres. Philippe Manoury, le compositeur, revendique le terme de « thinkspiel » : « C’est un mot qui nous est venu, à ma compagne et à moi, pour dire que ce projet est certes apparenté au ‘singspiel’, cette alternance entre voix parlée et voix chantée sur scène, mais qu’il constitue surtout une invitation à penser. On y retrouve des situations très actuelles – l’énergie en général et l’énergie nucléaire en particulier sont largement évoquées –, mais ce n’est pas une œuvre engagée au sens où on prend position pour ou contre quelque chose. Le but est de montrer la complexité d’un sujet en posant des problèmes. L’opéra est donc ici un outil conceptuel… et conflictuel à la fois. »
Là où ça fait mal
Et c’est peu dire que « Kein Licht » met le doigt là où ça fait mal : les trois textes du livret de l’Autrichienne Elfriede Jelinek, récompensée par un prix Nobel de littérature en 2004, s’emparent de la catastrophe de Fukushima et de l’élection de Donald Trump pour dresser le constat d’un monde tourmenté et complexe, qui pose des défis et implique des choix à chaque instant. Sur ces mots à la tonalité souvent ironique et grinçante se porte le regard acéré du metteur en scène allemand Nicolas Stemann, qui a déjà collaboré onze fois avec l’autrice. Sur scène, les comédiens rythment la représentation, tandis que les trois chanteuses et le chanteur ponctuent la pièce de leur voix, dans un décor inventif qui évoque la radioactivité par ses couleurs fluorescentes et l’omniprésence de la machinerie. Les instrumentistes de Lucilin et le chœur croate de quatre personnes, dirigés par Jérôme Leroy, sont également sur le plateau et, dans une certaine mesure, prennent part à la mise en scène.
« L’ensemble a douze musiciens, mais j’ai écrit pas mal de passages pour un nombre limité d’instruments. C’est une technique commune chez Mozart par exemple d’associer un petit ensemble vocal à trois ou quatre instruments. J’aime beaucoup cette sonorité quasiment de musique de chambre », poursuit Philippe Manoury. À cela s’ajoute la musique électronique, indispensable sur ce projet : « Il y a des modifications de timbres, il y a de la synthèse en temps réel… l’électronique est vraiment un personnage, dans le sens où un des sujets de cet opéra est la technique. Ce que je veux montrer, ce sont des musiques électroniques qui sont le fruit de procédures automatiques. Un peu comme l’énergie nucléaire est le fruit d’une réaction en chaîne, il y a dans ‘Kein Licht’ des réactions en chaîne numériques qui ne sont pas le produit de mon cerveau de compositeur. Je mets en œuvre des techniques qui à un moment peuvent m’échapper. Et je n’ai pas voulu le cacher : l’ordinateur est un personnage très important. »
Philippe Manoury est lui aussi un personnage à part entière dans son opéra. Car il ne reste pas dissimulé derrière une console en régie : à deux reprises, il intervient dans le déroulement de la représentation et explique au public son choix de mélanger instruments acoustiques et musique électronique, ainsi que la signification de cette dernière. Quelle contrainte ce mélange fait-il peser sur les musiciens ? Le chef d’orchestre Jérôme Leroy estime que dans ce cas, « [son] travail, c’est de proposer une oreille extérieure entre ce qui est joué acoustiquement par les instrumentistes, les acteurs ou les chanteurs et ce qui est généré électroniquement en temps réel. Il faut veiller en permanence à l’équilibre entre ces deux mondes ».
Ce n’est pas une sinécure, car « Kein Licht » est une grosse machine, avec 19 représentations dans cinq théâtres de quatre pays. À la Ruhrtriennale, où la création a été donnée, le hall de l’ancienne usine reconvertie de Duisbourg était extrêmement sonore ; au Luxembourg, l’acoustique sera plus sèche dans le studio du Grand Théâtre. À chaque lieu son ambiance. « La particularité du projet, c’est aussi qu’on l’a élaboré in situ lors des répétitions », continue Jérôme Leroy. « Philippe Manoury a écrit des modules musicaux sans ordre particulier, et il a fallu au départ travailler sans véritable chronologie. C’est à la fois complexe et intéressant, car les intentions définitives de la production n’ont émergé qu’au fil des répétitions. Il m’a fallu plusieurs fois changer la direction dans laquelle j’allais musicalement. »
Une nouvelle dimension pour Lucilin
Un projet collaboratif et motivant donc pour tous les participants, et en particulier pour l’ensemble luxembourgeois de musique contemporaine Lucilin. Celui-ci a été invité par le Grand Théâtre, qui s’était vu proposer cette coproduction par l’Opéra-Comique de Paris. « Mais ce n’est pas un hasard : nous avons toujours eu pour but de nous faire un nom dans le milieu international de la musique contemporaine, et nous y travaillons depuis quand même quelques années. Nous savions que les projets précédents à vocation internationale nous permettaient de jouer dans la cour des grands », explique Guy Frisch, directeur artistique de la formation luxembourgeoise. Cela étant, même pour Philippe Manoury, très connu dans la musique contemporaine, voir 19 représentations d’une création d’opéra est exceptionnel. C’est dire l’envergure du projet et la confiance accordée aux musiciens grand-ducaux. Il en est pour preuve que Philippe Manoury a proposé par amitié à Lucilin de lui confier, pour une création mondiale au festival Rainy Days ce dimanche 19 novembre, une pièce pour alto solo dont un extrait est joué par Danielle Hennicot dans « Kein Licht ».
Guy Frisch, encouragé par ce succès, songe déjà d’ailleurs à l’avenir : « Avec ce projet, il y a vraiment quelque chose qui se passe. Bien sûr, notre motivation est décuplée. Mais c’est aussi l’occasion de montrer au ministère de la Culture que le soutien qu’il nous a accordé pendant deux décennies porte réellement ses fruits. Nous pensons faire beaucoup pour l’image du Luxembourg dans le domaine culturel, ce qui en ce moment semble une préoccupation majeure. Cela nous donne encore plus envie de devenir un ensemble professionnel comparable à l’OPL, et c’est ce projet que nous allons défendre désormais. Alors le soutien doit continuer. »
Et Guy Frisch de mentionner la nécessité d’un budget à la hauteur des ambitions de Lucilin, mais aussi celle d’un véritable lieu : l’ensemble a déjà déménagé souvent, pour atterrir récemment au Carré, un espace parfaitement proportionné pour lui… qui va néanmoins être détruit. « La demande de culture augmente, le professionnalisme suit, mais certains lieux de culture sont menacés de destruction au Luxembourg. Lorsqu’on voit ce que la Ruhr a réussi avec ses anciennes usines pour créer la Ruhrtriennale – où nous avons joué six fois cet opéra –, ces milliers de gens qui s’y promènent le week-end et assistent à des représentations culturelles, on ne peut s’empêcher de penser qu’il y a un grand potentiel avec les friches industrielles qui existent au Luxembourg. »
Et la musique dans tout ça ?
Cet appel lancé, le directeur de Lucilin veut cependant se reconcentrer sur les fondamentaux : « Les différents articles parus sur ‘Kein Licht’ ont relativement peu évoqué la musique. Certes, on a Nicolas Stemann, une star du théâtre, qui met en scène un opéra dont le sujet est assez politique, sur un livret de la Prix Nobel Elfriede Jelinek. Et je suis fier de participer à cette dénonciation, en quelque sorte, de l’argent roi qui dépasse les bornes. Il faut quand même rendre hommage à Philippe Manoury pour cette musique très intelligemment composée, à la fois poétique et complexe, mais qui s’écoute vraiment facilement. Quand on connaît son œuvre, on sait que son univers musical peut être beaucoup plus pointu. Ici, je ne sais pas si on peut dire qu’il s’est assagi, mais en tout cas il a trouvé le moyen de proposer une partition qui fonctionne très bien pour tout public. Si on tend l’oreille, on découvre des choses magnifiques. »
Le mélange de musique acoustique et électronique est en effet formidablement réussi. Dans « Kein Licht », on sent à chaque instant un souffle qui célèbre la beauté et la biodiversité d’un monde où plane la menace d’un emballement technologique. Toute la troupe est au diapason pour proposer un opéra contemporain intelligent, agréable à entendre et visuellement attractif, dans lequel les surprises, l’humour et les émotions sont au rendez-vous et au service d’un message résolument contemporain lui aussi. Tentez l’expérience !