Socfin : Bolloré et Fabri veulent être seuls maîtres à bord

L’homme d’affaires belge Hubert Fabri et le groupe de Vincent Bolloré veulent s’arroger le contrôle total de Socfin en acquérant toutes les parts de la multinationale luxembourgeoise, régulièrement accusée de violation des droits humains. Des actionnaires minoritaires s’opposent à l’opération, jugeant sous-évalué le prix proposé pour le rachat de leurs actions. Ils ont saisi la Commission de surveillance du secteur financier.

Le milliardaire français Vincent Bolloré, l’un des deux actionnaires majoritaires de Socfin. (Photo : Wiki Commons)

Le conseil d’administration de Socfin s’était bien gardé de s’étendre sur ses projets lors de l’assemblée générale annuelle du 30 mai dernier. Pourtant, le jour même, la multinationale luxembourgeoise, spécialisée dans la culture de palmiers à huile et d’hévéas, annonçait par communiqué un accord entre ses deux actionnaires majoritaires, le groupe familial belge Fabri (55,38 %) et le groupe français Bolloré (39,75 %), conférant à Afico, une société tierce, 95,13 % du capital et les droits de vote qui y sont attachés. En conséquence, les deux actionnaires majoritaires ont décidé de mettre en œuvre une procédure de retrait obligatoire des actionnaires minoritaires, qui détiennent un total 689.337 actions. Autrement dit, les groupes Fabri et Bolloré contraignent les actionnaires minoritaires à leur céder les 4,87 % du capital restant, à la faveur de la loi dite « retrait achat » de 2012.

Cette dernière autorise cette opération dès l’instant où l’actionnaire majoritaire détient au moins 95 % des parts d’une société. Le prix auquel les actions sont rachetées doit être déterminé sur la base d’un rapport établi par un expert indépendant. La procédure doit également être notifiée et autorisée par la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF) et les actionnaires minoritaires peuvent s’y opposer.

Dans le cas de Socfin, Afico a fait appel BHB & Partners, un cabinet spécialisé établi à Luxembourg, qui a fixé le prix de rachat à 30,85 euros par action, soit 50 % de plus que sa cotation à la Bourse de Luxembourg au moment de l’annonce de l’opération. Le rachat des titres aux mains des actionnaires minoritaires coûtera un peu de 21 millions d’euros aux groupes Fabri et Bolloré. Mais pour nombre d’actionnaires minoritaires, le compte n’y est pas, car ils et elles jugent sous-évalué le prix proposé pour leurs actions, contestant notamment l’évaluation négative de certaines plantations africaines qu’ils affirment au contraire être rentables.

L’affaire est plus rentable que jamais

La holding est à la tête de 37 filiales en Afrique, en Asie et en Europe et emploie, selon son site internet, 52.000 personnes. Ces dernières années, elle a vu ses profits exploser, profitant de la crise sanitaire, de la guerre en Ukraine – gros producteur d’huile alimentaire – et de l’inflation galopante : en 2022, Socfin engrangeait 164 millions d’euros de bénéfice, contre 29 millions en 2020. L’affaire s’avère donc plus rentable que jamais, d’où le mécontentement d’actionnaires minoritaires qui ont notifié leur opposition à la CSSF. Le gendarme financier luxembourgeois doit dès lors donner son accord à la procédure de « retrait achat » enclenchée par les groupes de l’homme d’affaires belges Hubert Fabri et du milliardaire français Vincent Bolloré. « En cas d’opposition, la loi prévoit la possibilité pour la CSSF de demander la nomination d’un second expert sur base des motifs avancés dans la ou les oppositions », précise au woxx l’organisme de surveillance de la place financière.

L’affaire est jusqu’à présent passée inaperçue au Luxembourg, mais suscite des réactions en Belgique, où résident de nombreux actionnaires minoritaires. Elle a fait l’objet, ces dernières semaines, d’articles critiques dans le quotidien économique « L’Écho », qui se rallie aux opposant-es, ou au contraire plus modérés comme dans le quotidien néerlandophone « De Tijd », qui estime que « l’offre publique de retrait, avec sa forte prime de 50,7 % par rapport au prix de l’action avant que l’offre ne soit rendue publique, constitue une opportunité de sortie pour les détenteurs d’une action peu échangée ». Interrogé par le woxx, Socfin affirme pour sa part, dans un échange de mails, que son conseil d’administration « s’est exprimé sur le juste prix tel qu’il résulte des travaux de valorisation effectués par l’expert indépendant ».

Les oppositions notifiées à la CSSF constituent une première victoire pour les actionnaires minoritaires, l’opération de « retrait achat » n’ayant pu être finalisée au 25 août, date initialement prévue par Afico, le nouvel actionnaire majoritaire. Le nombre d’oppositions adressées à la CSSF ne nous a pas été communiqué, mais parmi les contestataires figure Florence Kroff de l’ONG belge Fian, qui avait acquis une action afin de s’ouvrir les portes des assemblées générales annuelles de la holding.

Socfin ne sera plus cotée en Bourse…

« Nous essayons de comprendre l’accord, qui porte apparemment sur une cession temporaire de 20 ans des droits de vote détenus par Bolloré à Hubert Fabri. Mais le groupe Bolloré conserve ses parts et continuera à toucher les dividendes. De plus, l’accord stipule que le conseil d’administration sera désormais composé d’un représentant du groupe Fabri et de deux représentants du groupe Bolloré. Il s’agit d’une construction théorique », avance Florence Kroff.

Socfin est depuis de nombreuses années sous le feu des critiques de la société civile, qui lui reproche de violer les droits humains et environnementaux des riverain-es de ses plantations, l’accusant notamment d’accaparement des terres. Pour faire entendre leurs voix face aux actionnaires, des membres d’ONG belges et luxembourgeoises avaient acquis des actions leur permettant de relayer les revendications des riverain-es des plantations lors des assemblées générales de la société, donnant chaque année lieu à une manifestation devant l’hôtel Parc Belair où se tiennent les réunions. Des perturbations qui ne sont pas du goût de Socfin, qui a engagé des poursuites contre plusieurs membres d’ONG, notamment de Fian en Belgique et de SOS Faim au Luxembourg.

Vincent Bolloré, concentré sur l’édification d’un empire médiatique d’extrême droite en France, s’est, ces dernières années, progressivement retiré d’investissements historiques en Afrique, la logistique par exemple. Il avait pris pied sur le continent dans la décennie 1980 et y avait posé les bases de sa fortune, aujourd’hui évaluée à 8,8 milliards d’euros par le magazine « Forbes ». Il n’en est donc rien de Socfin, dont le financier breton restera un actionnaire de premier plan, l’accord notifié le 30 mai prévoyant tout au plus une possible cession de 5 % de ses parts à Hubert Fabri.

Les ONG s’interrogent par ailleurs sur le but de la manœuvre : « Selon des spécialistes avec qui nous avons échangé, il s’agit avant tout d’un coup financier, car les actions semblent sous-évaluées par rapport à leur valeur réelle », argumente la coordinatrice de Fian. « Certaines filiales sont évaluées négativement alors qu’elles semblent toutes prospères. Elles apparaissent déficitaires, mais nous soupçonnons des jeux comptables entre différentes filiales pour aboutir à ces résultats. »

Si l’opération est menée à son terme, Socfin ne sera plus cotée en Bourse, et « ça permet aussi d’échapper à un certain nombre d’obligations de transparence », explique Florence Kroff. En somme, une façon de passer quelque peu sous les radars pour se départir de la mauvaise réputation qui colle à Socfin, une image négative qui rejaillit sur son célèbre actionnaire Vincent Bolloré. « L’action des ONG a sûrement pesé un peu dans cette décision », veut croire Florence Kroff.

Socfinaf et Socfinasia restent 
en Bourse

Le woxx s’est tourné vers Afico, le nouvel actionnaire majoritaire de Socfin, pour connaître les motivations économiques présidant à cette prise de contrôle totale par Hubert Fabri et Vincent Bolloré. Mais c’est finalement Socfin qui nous a répondu, en renvoyant la réponse à cette question à… Afico : « Nous ne sommes pas en mesure de répondre à ces questions en tant que société cible et non initiateur de l’opération. » Socfin et Afico partagent les mêmes locaux au 4, avenue Guillaume à Luxembourg, ainsi que le même numéro de téléphone. Dans ses réponses à nos interrogations, Socfin a en revanche précisé que l’opération ne concerne pas les deux principales filiales de la multinationale luxembourgeoise, à savoir Socfinaf et Socfinasia, également domiciliées au grand-duché, où elles resteront cotées à la Bourse de Luxembourg.

Outre le prix proposé pour le rachat des titres par Fabri et Bolloré, des actionnaires minoritaires contestent aussi la façon dont ils ont pris connaissance de l’opération de « retrait achat », à savoir la publication de communiqués sur les sites de Socfin et sur celui de la Bourse de Luxembourg. « Je pensais que j’en serais informée par un courrier adressé à mon domicile », rapporte ainsi Florence Kroff, de l’ONG Fian. « Bien qu’étant personnellement détentrice d’une action de la société Socfin et d’une action de la société Socfinaf, je n’ai reçu aucune communication de la part de la société m’informant personnellement de la volonté de procéder à l’exercice d’un droit de retrait et du prix proposé », écrit-elle dans le courrier d’opposition qu’elle a adressé à la CSSF.

C’est à cette dernière que reviendra le fin mot de l’histoire, et son verdict devrait tomber au plus tard le 30 septembre. La notification de mise en œuvre de la procédure « retrait achat », adressée par Socfin à la CSSF le 30 mai dernier, n’est que la trente-cinquième du genre depuis le vote de la loi en juillet 2012. Elle a été beaucoup utilisée les premières années, mais depuis 2015 seules deux sociétés en ont fait usage : Quilvest en 2018 et Socfin cette année. « Les procédures de retrait obligatoire régies par la loi ne sont pas nombreuses », reconnaît la CSSF. Leur existence n’a en tout cas pas échappé à Hubert Fabri et Vincent Bolloré.


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