DOMINIQUE ROCHA: Simplement déterminée

Il est de ces organisations qui réalisent un travail associatif considérable : le Comité Spencer en fait partie. Coup de projecteur sur l’une de ses membres, humble et engagée.

A 22 ans, Dominique Rocha fait partie de ces activistes qui maintiennent éveillé le douillet Luxembourg.

Elle a grandi trop vite. Du haut de son physique de danseuse de 1,77 mètres, Dominique Rocha doit désormais éviter les activités sportives qui maltraiteraient son genou victime d’une croissance trop rapide. Dominique, Noëlle de son premier prénom, 22 ans, est en troisième année de lettres modernes à l’université de Nancy. N’était sa voix posée et apaisée quand elle parle de l’ensemble de ses activités, l’on pourrait croire que tout chez elle ne serait qu’une succession d’activités qui donnent le tournis, que tout, dans sa vie, est rapide. Qui sait, peut-être que ses prénoms – dans lesquels se cachent aussi bien Dieu que son fils – la prédestinaient à mener une vie un peu plus mouvementée que celle de la plupart des mortels ?

Revenons sur terre. Dominique Rocha n’a évidemment rien d’une divinité et la simplicité qu’elle communique interdit en fait ce genre de comparaisons. « Je pense être une personne engagée », répond-elle en souriant à la question de savoir si elle adhère, dans son fief universitaire à Nancy, à un mouvement étudiant. Non, elle n’est pas syndiquée, mais participe par contre à toutes les « AG », les assemblées générales du mouvement estudiantin. Du moins en semaine. Car, lorsqu’elle rentre chez elle tous les week-ends à Dudelange, elle reprend le train, un autre, celui de sa vie d’activiste au Comité Spencer.

Cela fait maintenant six ans qu’elle est engagée dans cette association née en réaction au meurtre, en 2002, du jeune homme d’origine capverdienne, Spencer dos Santos, lors d’une rixe avec deux autres jeunes à l’ancienne boîte de nuit « Cafédelagare », dans la rue du Fort Neiperg. Elle-même n’a pas connu Spencer. A l’origine, c’est la danse, modern jazz et hip-hop, qui l’a conduite au comité. Il faut dire que c’est une affaire de famille : sa tante (Carmen Evora, dont le père est le cousin de la célèbre Cesaria du même nom…) appartenait au groupe « Tradição » et c’est elle qui lui avait demandé de prendre en main les jeunes pousses, désormais intégrées au sein du Comité, dans le groupe « Cabodança ».

Depuis sa création, le Comité Spencer a sensiblement évolué. Si la lutte contre la violence a été son élément fondateur, il a peu à peu diversifié ses activités. « Ce qui me plaît au Comité, c’est que chacun peut s’investir en fonction de ses intérêts et de ses capacités », explique Dominique. C’est ainsi que le Comité s’est mué en véritable association d’intégration de la communauté capverdienne. Si, selon Dominique, les problèmes liés à la violence sont en diminution, il reste par exemple un certain nombre de problèmes au niveau scolaire. Dominique est une exception : au lieu d’intégrer un établissement d’enseignement secondaire technique ou l’enseignement modulaire, comme la majorité de ses camarades d’origine capverdienne, elle est entrée dans le « classique », au Lycée Michel Rodange.

Le soutien scolaire est une activité supplémentaire de cette étudiante qui envisage de devenir professeure de français. Et pas seulement ici au Luxembourg, mais également à Nancy, où elle offre une partie de son temps libre à une association qui vient en aide aux enfants de réfugiés. En plus d’expliquer, comme c’est le cas actuellement, les subtilités de l’orthographe et de la grammaire française à un petit Arménien, elle conçoit cette aide dans une perspective d’intégration sociale. « Il ne suffit pas de leur apprendre la langue, il faut également leur donner la possibilité de s’intégrer dans la société. Je leur fais par exemple découvrir la médiathèque de la ville », dit-elle.

Entre deux mondes

C’est qu’elle a intégré le concept de capital culturel, comme disait feu Bourdieu. Issue d’une famille plutôt aisée au Cap-Vert, elle a été confrontée au Luxembourg ce drôle de pays où la propriété d’une maison familiale est considérée comme le minimum absolu d’une intégration sociale réussie. Elle pouvait se rendre compte, alors lycéenne, des écarts de niveau social par rapport à ses camarades grand-ducaux. Fille d’une aide socio-familiale et d’un père qu’elle ne connaît pas, elle côtoyait des fils et filles d’avocats, d’enseignants ou d’architectes. « Certes, ma mère nous achetait des livres et nous payait la carte pour la bibliothèque, mais c’était tout de même différent que d’être entouré de livres à la maison ». Voilà pourquoi elle s’implique également dans un partenariat entre le Comité Spencer et l’Athénée, qui propose aux élèves du respectable lycée de donner des cours d’appui à des élèves du modulaire en échange d’une rétribution symbolique de dix euros par mois. Histoire de rapprocher ces deux mondes, ces enfants souvent issus de couches sociales opposées. « C’est aussi une manière d’aider les élèves de l’Athénée à ne pas prendre ceux du modulaire pour des attardés. A l’inverse, ces derniers ne verront peut-être plus dans les `Athéniens‘ de simples fayots de bonne famille ».

Les différences sociales se ressentent également dans les détails, comme les loisirs : « Quand je me promenais en ville avec des copines luxembourgeoises, elles disaient ‚Allons faire un tour chez Esprit‘, alors qu’avec des amies capverdiennes, c’était `Allons faire un tour chez Jenyfer !‘ ». Le concept d’argent de poche lui était d’ailleurs tout aussi étranger que le shopping de luxe avec des adolescentes. Etudiante, elle se démarque de la majorité de ses congénères grand-ducaux en travaillant, soit en tant qu’hôtesse à la Philharmonie, soit en tant que babysitter ou en donnant, évidemment, des cours d’appui. Et si la littérature constitue, avec la danse, sa seconde passion, elle sait faire preuve de lucidité : « Il est plus utile de savoir cuisiner que de réciter des vers de poésie », dit-elle. Ce qui ne l’empêche pas de lire « énormément », car, « la lecture permet d’appréhender le monde ».

La littérature, justement. Peut-être comprend-on mieux son approche de la vie, lorsqu’elle cite, sans hésiter, Camus comme principale référence littéraire. Cet écrivain-philosophe qui voyait dans l’action, où plutôt la révolte, le meilleur moyen de conjurer l’absurdité de l’existence humaine. Il faut bien être une sorte de
« Sisyphe heureux » pour s’adonner à l’activisme ou le militantisme. Et c’est, après tout, le meilleur remède contre le nihilisme ou le cynisme en vogue dans certains milieux intellectuels grouillants d’enfants gâtés fâchés avec le monde ou avec eux-mêmes.

Dominique Rocha se situe à des années-lumière de cette vue des choses. Au contraire, même si elle est consciente de certains travers de la société luxembourgeoise, comme son caractère « mou » et les non-dits sociaux, elle affirme se sentir à l’aise dans ce pays qu’elle connaît depuis l’âge de cinq ans. Née à Thionville, elle a la nationalité française, ce que son luxembourgeois parfait ne laisse pas transparaître. « Il m’arrive même de défendre les Luxembourgeois lorsque j’entends les Français affirmer qu’ils sont tous riches », avoue cette Française qui envisage sérieusement d’acquérir la nationalité luxembourgeoise.

Le Cap-Vert, où vit encore sa famille, elle ne l’a vu qu’une seule fois, à l’âge de quinze ans. Cet archipel « chaud et humide » continue néanmoins à la fasciner et elle se promet d’y retourner l’an prochain. « Les Capverdiens qui ont émigré ont tendance à considérer leur pays comme étant très pauvre. C’est normal puisqu’ils se sont habitués à des niveaux de vie plus élevés. Mais en fait, on y vit assez bien. Et s’il arrive que l’on y soit parfois privé d’eau chaude, ce n’est pas si grave avec ce climat ! » Connaître le Cap-Vert, maintenir un lien avec cette ancienne colonie portugaise est pour elle une raison supplémentaire de s’investir au Comité Spencer. En fait, faire connaître le Cap-Vert aux jeunes Capverdiens de la seconde génération, nés au Luxembourg où qui y sont arrivés très jeunes, constitue aussi un autre volet des activités de l’association. En plus des projets de développement, le Comité propose des « ateliers théoriques » qui présentent l’archipel aux élèves de toutes les nationalités. Une manière de leur insuffler une valeur de leurs origines qu’une personne noire de peau, jeune de surcroît, ne ressent pas forcément sur ce continent de Blancs. D’autant plus que la domination portugaise a laissé des traces : le colonialisme portugais avait établi une ségrégation sociale entre « Sambadjudos », à la peau plus claire, considérés comme l’élite de la population indigène, et « Badius » au teint plus foncé, et à la position sociale subalterne. Avec le Rwanda, l’histoire récente a enseigné quelles conséquences catastrophiques de telles catégorisations ethniques par les puissances coloniales pouvaient avoir. Le Cap-Vert en a heureusement été épargné et cette distinction n’est plus d’actualité parmi la jeune génération.

Mais si elle attache un certain intérêt à ses origines du large atlantique, elle se dit, en bonne républicaine, « citoyenne du monde » : « Je ne suis pas vraiment capverdienne, car je n’y suis pas née et je n’y ai jamais vécu. Je ne suis pas vraiment française car j’ai grandi au Luxembourg et je ne suis pas vraiment luxembourgeoise car je n’en ai pas tous les droits, comme le droit de vote par exemple. » Si elle se dit apolitique, elle avoue avoir une sensibilité tendant plutôt vers la gauche. Lors des élections présidentielles de 2007, quitte à choisir « entre deux idiots », elle a préféré Ségolène Royal, malgré tout moins réactionnaire et « brutale » que Sarkozy.

La politique n’est pas un sujet central au Comité, « même si certains s’y intéressent plus que d’autres ». Mais, d’une certaine manière, en voulant colmater les brèches ouvertes par les déséquilibres sociaux de la société luxembourgeoise, en intervenant, bénévolement, là où le ministère de l’éducation nationale a échoué, le Comité Spencer et ses membres s’immiscent dans ce qu’il y a de plus politique : ramener un peu de justice dans une société fondamentalement injuste. Et Dominique Rocha, qui est pressentie pour prendre la présidence de l’association lors de la prochaine assemblée générale le 22 mars, pourra, tel un Camus au féminin, continuer à agir contre les absurdités de cette société à laquelle elle n’est, finalement, aucunement étrangère.


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