LIBYE: Le pouvoir divisé

Depuis les combats qui ont fait rage en Libye cet été, le fossé s’est élargi entre les Libyens. Aujourd’hui, le pays possède deux parlements et deux gouvernements.

Manifestations des supporters de Fajr Libya, le 5 septembre, sur la place des Martyrs à Tripoli. (Photo: Maryline Dumas)

Qui dirige la Libye ? C’est la question que tout le monde se pose, à commencer par les Libyens. Depuis la fin des combats qui ont touché Tripoli, il existe quasiment deux Etats. La Libye est divisée et donc paralysée.

A Tobrouk, près de la frontière égyptienne, se trouve la Chambre des représentants. Elue le 25 juin dernier (voir woxx 1272), cette assemblée a vu un large recul des islamistes en son sein. Selon les observateurs, ils ne représenteraient plus qu’une trentaine de sièges, contre une centaine dans l’ancien parlement (voir ci-dessous). La Chambre des représentants a débuté son mandat le 4 août dernier, en boycottant la cérémonie officielle de remise des pouvoirs organisée par le Congrès général national (CGN) à Tripoli. Pour les supporters de la chambre, comme l’avocate et activiste libyenne Zahra Langhi, « rien n’impose une remise officielle des pouvoirs. Ce qui compte, c’est la publication des résultats des élections législatives. A partir de ce jour-là, le mandat du CGN était terminé ». Les premières décisions de la Chambre des représentants ont consisté à demander une aide internationale et le démantèlement des brigades.

Concernant les nominations, le nouveau parlement a choisi Abdel Razzak Nadhuri comme chef d’état-major. Celui-ci s’est empressé de déclarer une « guerre contre les terroristes ». Sa désignation fait débat, puisque le personnage est un proche de Khalifa Haftar, ce général à la retraite qui a lancé l’opération « Karama » (Dignité), le 16 mai dernier, contre les islamistes de Benghazi. Un des fils d’Abdel Razzak Nadhuri est d’ailleurs décédé alors qu’il combattait pour Haftar. Le pouvoir exécutif a quant à lui été remis officiellement à Abdallah Al-Thini, qui remplaçait Ali Zeidan depuis son limogeage en mars dernier. Le Premier ministre devrait d’ici peu proposer un gouvernement restreint.

Le retour du CGN

1.200 kilomètres plus à l’ouest, dans la capitale, le Congrès général national, le parlement élu en juillet 2012 dont le mandat devait s’achever cet été, a repris du service le 25 août. Et a aussitôt nommé Omar Hassi au poste de Premier ministre. Celui-ci n’est pas un inconnu : il était l’un des concurrents d’Ahmed Maiteg pour cette fonction en mai. Il connaîtra finalement le même problème que son rival d’alors : diriger un gouvernement dans un pays qui en a deux. Ce professeur de sciences politiques à Benghazi est un ancien membre du Groupe islamique combattant en Libye (GICL), organisation accusée d’être proche d’Al-Qaïda, qui luttait contre le régime de Mouammar Kadhafi.

Avec son gouvernement, Omar Hassi a prêté serment le 6 septembre devant le CGN. Ce dernier continue de se réunir comme s’il était le seul pouvoir législatif en fonction. « Nous resterons au pouvoir jusqu’à ce que la Cour suprême rende une décision sur l’assemblée légitime », affirme Mohamed Al-Kilani, membre du Congrès connu pour son opposition à la mixité homme-femme. Le CGN est soutenu dans son action par « Fajr Libya » (Aube de la Libye), une coalition de brigades conservatrices et originaires de Misrata (fief révolutionnaire situé à 200 kilomètres à l’est de Tripoli).

Le 13 juillet (voir woxx 1278), ces groupes armés ont attaqué l’aéroport international de Tripoli pour en déloger les brigades rivales de Zintan (bastion révolutionnaire à 170 kilomètres au sud-ouest de la capitale.) Ces derniers ont finalement quitté la capitale le 23 août, affirmant « obéir aux ordres de la Chambre des représentants ». A l’opposé, Fajr Libya n’a pas quitté la capitale comme promis et se présente comme victorieuse. La coalition tient à présent Tripoli entre ses mains. Et c’est elle qui a expressément demandé au CGN de reprendre le pouvoir.

Les services publics moribonds

Si Tripoli a retrouvé son calme, le résultat de cet imbroglio politique a des conséquences : les ministères et autres services publics semblent moribonds. A la compagnie pétrolière nationale (NOC), les employés sont bien présents, mais personne n’accepte de parler à la presse ou de prendre la moindre initiative : « La situation est bien trop compliquée. » Il en va de même à la télévision publique Al-Watanya : « Nous sommes bloqués, car il n’y a plus personne dans les ministères de la Culture et de l’Information. » Fonctionnaire au sein d’un service d’audit, Mohamed raconte : « Nous avons eu une réunion pour décider à qui nous devions remettre nos rapports. Mais il y a eu une grosse dispute entre pro-Zintan et pro-Misrata. Résultat, le patron nous a donné une semaine de congé. » La banque centrale, elle, a décidé de ne délivrer que l’argent destiné aux salaires, aux aides alimentaires et au système de santé. Le budget 2014, qui n’a jamais été voté, est pour le moment gelé.

A défaut d’autres forces présentes à Tripoli, Fajr Libya détient les ministères. Et tient à montrer qu’elle a le soutien du peuple. Chaque vendredi est organisée une manifestation.

Fajr Libya et les révolutionnaires

La place des Martyrs, célèbre place du centre-ville de Tripoli, est ainsi envahie d’immenses banderoles. En anglais ou en arabe, elles indiquent « Nous rejetons le terrorisme » et « Nous soutenons le gouvernement des révolutionnaires ». Elles s’en prennent tour à tour à Abdel Fattah Sissi (président Egyptien), Abdallah 1er (roi d’Arabie saoudite) et à Khalifa ben Zayed Al-Nahyane (président des Emirats arabes unis), trois pays soupçonnés d’avoir pris part aux bombardements aériens qui ont touché, fin août, les réserves d’armes de Fajr Libya à Tripoli.

Khaled Bajegnui était présent à la manifestation de vendredi dernier. La barbe longue bien taillée, il affirme : « Le CGN est légitime parce que nous l’avons élu en 2012, alors que la Chambre des représentants a pris le pouvoir illégalement. » Comme beaucoup de manifestants, il tient également à « rétablir [leur] image » : « Fajr Libya, ce n’est pas uniquement Misrata. C’est un mélange de la Libye. Les gens viennent de Tripoli, Zliten, Gharyan… Nous ne sommes pas islamistes non plus. Alors que les autres, ils ne sont que d’un parti, celui de l’ancien régime. » Le discours est rodé et ressemble à celui de Salah Bakouch, figure médiatique et cofondateur du parti conservateur Union pour la patrie : « La vérité, c’est que nous représentons chacun une vision de la démocratie libyenne. Les Zintanis veulent une démocratie du compromis. Ils tendent la main aux anciens kadhafistes. Nous, les Misratis, nous voulons une démocratie qui respecte la révolution du 17 février et ses principes. »

Fajr Libya accuse en effet l’autre camp d’être attaché à l’ancien régime. Il est vrai que les Zintanis ont tout fait pour mettre en place une « réconciliation nationale », resserrant leurs liens avec Bani Walid et Syrte, des fiefs « verts » (couleur de la Jamahiriya de Kadhafi), haïs par Misrata. Les Wershefanas, tribu basée à l’ouest de Tripoli et considérée comme kadhafiste, se sont alliés aux Zintanis. C’est sur leur territoire que se déroulent à présent les affrontements avec Fajr Libya. Les Zintanis sont également accusés d’avoir accueilli les anciens soldats de l’armée régulière de Mouammar Kadhafi.

La loi d’isolation politique

Pour Jama Zubia, Misrati et conseiller politique des révolutionnaires, le conflit actuel n’est qu’un pas supplémentaire vers la nouvelle Libye : « La première étape était de détruire Kadhafi. La deuxième, c’était d’instaurer la loi d’isolation politique (chargée d’éloigner des responsabilités toutes les personnes ayant occupé des postes importants sous Kadhafi, ndlr). Aujourd’hui, nous sommes dans la troisième étape qui consiste à protéger les principes de la révolution et à appliquer cette loi. »

Parmi les manifestants du vendredi, on retrouve d’ailleurs ceux qui avaient planté leur tente sur cette même place, il y a 17 mois. Les brigades de Misrata, Souq Al-Juma (quartier conservateur de Tripoli) et autres étaient allées jusqu’à occuper les ministères (voir woxx 1217). Mohamed faisait partie de ceux-là. Et il est à nouveau présent : « La loi d’isolation n’a pas été appliquée. L’avoir votée ne suffit pas. Les kadhafistes sont toujours un danger pour le pays. »

Les Frères musulmans

Déjà à l’époque, les militants étaient considérés comme des islamistes. Ces derniers étaient en effet les plus vifs détracteurs du Guide (notamment grâce au Groupe islamique combattant en Libye) et, aujourd’hui, ils estiment mériter une part du gâteau. Mais tout n’est pas aussi simple. En s’opposant à Khalifa Haftar, Fajr Libya s’est certes placée du côté des djihadistes de l’est du pays. Cependant, la coalition est restée prudente et a refusé les appels du pied d’Ansar Al-Charia. Classée terroriste par les Etats-Unis, la milice a incité au ralliement, affirmant que l’objectif est « l’application de la charia et non celui de la légitimité démocratique ». Dans un communiqué, Fajr Libya a répondu en affirmant son « rejet du terrorisme et de l’extrémisme » et a « tendu la main à tous ceux qui veulent reconstruire la Libye dans le respect de la démocratie et de la légalité constitutionnelle ».

A sa manière, Fajr Libya l’a d’ailleurs prouvé en demandant au CGN de reprendre le pouvoir. Pour la coalition, le Congrès a l’avantage d’être constitué en majorité d’islamistes (comme des anciens du Groupe islamique combattant en Libye) et de Frères musulmans, grâce notamment au parti Justice et construction. Ce dernier, dont une grande partie des cadres sont membres de la confrérie, est dirigé par Mohamed Sawan, originaire de Misrata. Les relations entre Misrata et les Frères musulmans ne sont pas un hasard. La ville entretient de forts liens avec le Qatar et la Turquie grâce à l’économie.

« Pour résumer, tranche un observateur étranger, les Frères musulmans acceptent la démocratie, mais à une condition : ils veulent y jouer un rôle. »

Pour les manifestants de la place des Martyrs, seul compte ce qu’ils appellent la « trahison » de Khalifa Haftar et de la Chambre des représentants. « Le nouveau parlement, les Zintanis, Haftar, ils parlent de terrorisme, djihadisme… Mais ils utilisent ces termes pour faire peur à l’Occident. Ils utilisent les mêmes méthodes que Sissi en Egypte ! », dénonce Haitem Tarhouni, un manifestant.


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