HISTOIRE NATIONALE: La riposte des Anciens

Un cadeau de Noël empoisonné : le beau livre de l’historien Emile Haag offre une vue conservatrice non seulement du Luxembourg, mais également de l’historiographie en soi.

Sympathique et bon vivant ? Ici en compagnie du chancelier allemand, Konrad Adenauer, le politicien conservateur Joseph Bech fut l’instigateur du projet anti-démocratique de la « loi muselière ».

« The history of the world is but the biography of great men ». Emile Haag, ancien enseignant d’histoire et directeur de l’Athénée a suivi à la lettre la citation de Thomas Carlyle qui précède les 46 chapitres de son livre expliquant l’existence actuelle du grand-duché par l’engagement de grands hommes. Hommes au sens masculin, car dans ce club sélect, seules deux femmes ont voix au chapitre : ce sont, sans surprise, Ermesinde et Charlotte.

Approche biographique

Chaque chapitre du gros volume généreusement illustré, explicitement conçu comme ouvrage de vulgarisation, raconte une histoire indépendante, qui fait vivre les faits en les liant à la vie personnelle d’un personnage. Ceux et celles qui ont suivi les cours d’Emile Haag ne s’étonneront pas du style fluide et accrochant de ces descriptions.

L’auteur met d’abord l’accent sur les dynasties. Mais après Sigismond, le dernier des comtes  « luxembourgeois » du Moyen-Age, aucun souverain n’est plus présenté jusqu’à Guillaume 1er d’Orange-Nassau. On sent derrière cette approche la vieille division de l’histoire luxembourgeoise en périodes soi-disant d’indépendance et de « domination étrangère » – concept peu scientifi-que qui a surtout été utile aux 19e et 20e siècles pour faire le lien avec la dynastie des « Luxembourgeois » du Moyen-Âge et conférer ainsi au Luxembourg une existence millénaire. Tant pis pour Marie-Thérèse ou Joseph II, qui ont pourtant marqué par leur absolutisme éclairé l’évolution politique et administrative de nos contrées.

Ni Guillaume I ni Guillaume III ont droit à leur propre chapitre, contrairement à Guillaume II, qui malgré un règne de neuf ans seulement a fait preuve, selon l’auteur, de ses attaches au grand-duché fraîchement autonome. Pour preuve, Haag renvoit notamment au fait que sous Guillaume II, le pays a reçu sa première loi scolaire. Pourtant, ce n’est que par cette loi que le contrôle de l’église sur l’enseignement a été institutionnalisé. Même enthousiasme pour le prince-lieutenant Henri, « un luxembourgeois de cœur », sous lequel « le Luxembourg a définitivement pris le chemin de l’indépendance ».

Avec l’entrée dans histoire contemporaine, les comtes et les grands-ducs sont concurrencés par des roturiers, que ce soient les hommes du monde politique ou économique, les inventeurs, les artistes ou les sportifs. Le critère principal d’inclusion des personnages étant si oui ou non ils montraient un engagement pour la cause de l’indépendance luxembourgeoise. Ainsi, les compositeurs Zinnen et Menager auraient « fait comprendre au peuple luxembourgeois qu’il avait une identité propre, une âme à lui, sensible et aimable, distincte de celle de nos voisins ». D’autres représentants de la vie culturelle manquent : le scientifique Gabriel Lippmann par exemple, le photographe Edward Steichen ou encore le musicien et compositeur Victor Fenigstein. La compositrice Lou Koster est préférée, elle, à la plus innovatrice Helen Buchholtz. Dans la description de l’industriel Emile Mayrisch, l’influence de son épouse Aline Mayrisch est sous-exposée.

Empreinte idéologique

A force d’avancer dans le livre, l’empreinte idéologique des récits devient de plus en plus visible. L’éloge de Paul Eyschen, notamment pour ses apports à la modernisation de l’agriculture, passe sous silence qu’il a exclu le secteur paysan de l’introduction de l’assurance sociale obligatoire. Alors qu’Adelaïde n’a pas droit à un chapitre séparé, Charlotte est décrite comme « une figure charismatique », « sa discrétion allergique à toute exposition médiatique et son charme se sont transmis à ses successeurs ». Les chapitres sur la grande-duchesse et le gouvernement en exil lors de la Deuxième Guerre mondiale se résument à une apologie de l’attitude du gouvernement, même si sur cette question, Haag procède à une analyse plus approfondie.

Quant à la Deuxième Guerre mondiale, nous retrouvons le concept de Gilbert Trausch de la légitimation de l’indépendance nationale par la résistance contre l’occupation nazie, la population payant « le prix du sang ». La collaboration devient le fait de « traitres avoués et de quelques centaines d’égarés », tandis que « l’immense majorité de la population resta fidèle à elle-même et paya, chacun à sa façon, cette fidélité en s’exposant à la persécution de l’occupant ».

Une représentation particulièrement complaisante est celle du politicien conservateur Joseph Bech, président du gouvernement ayant proposé la loi muselière qui aurait rendu illégal le parti communiste dans les années 30. « Bech », écrit l’historien, « commit dans sa politique intérieure l’erreur de voir un plus grand danger pour l’avenir du pays à gauche, alors que la menace réelle se profilait de plus en plus à droite, outre-Rhin », réduisant à une simple gaffe l’attitude anti-démocratique de ce politicien, et omettant d’analyser les courants qui traversaient la société luxembourgeoise de l’entre-deux-guerres.

Même discours réducteur pour Gaston Thorn, dont Haag souligne le « new look du style politique », sans développer le contexte des changements sociétaux profonds déclenchés par mai 68 dans lequel se situait la seule coalition social-libérale de l’après-guerre. L’auteur, bien ancré dans le monde chrétien-social et
CGFPéiste, dessine ensuite à l’eau de rose les destins politiques de Werner, Santer, Jos Daleiden et Juncker. Les seuls socialistes retenus sont Victor Bodson, Mars di Bartolomeo et le syndicaliste Nic Biever.

En fermant le livre, on a fortement l’impression d’un déjà-vu : avec son choix peu original de personnages et de sujets qui auraient contribué à la « réussite » du Luxembourg, le livre apparaît comme une riposte rétrograde à l’anthologie des « Lieux de mémoire au Luxembourg» sortie en 2008 et qui avait justement tenté d’analyser de façon critique le rôle des représentations historiques pour le nation building luxembourgeois. En remettant toutes ces figures sur leur piédestal, le livre d’Emile Haag est en quelque sorte la revanche des Anciens contre les Modernes.

Haag, Emile : « Une réussite originale. Le Luxembourg au fil des siècles ». Ed. Binsfeld, 2011.


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