Tunisie
 : La parole donnée aux victimes de la dictature

Étape importante de la transition démocratique engagée en 2011, la Tunisie vient de débuter les auditions publiques des victimes de l’ancien régime. La justice transitionnelle ne fait pourtant pas l’unanimité dans le pays.

Sihem Ben Sedrine : 
la présidente de l’IVD, 
elle-même emprisonnée sous l’ère Ben Ali, est fortement contestée en Tunisie. (Photos : DR/IVD)

Sihem Ben Sedrine : 
la présidente de l’IVD, 
elle-même emprisonnée sous l’ère Ben Ali, est fortement contestée en Tunisie. (Photos : DR/IVD)

« C’est une journée à marquer d’une pierre blanche dans l’histoire de la Tunisie. C’est le jour de la réhabilitation des victimes. Il y a 10 ans, personne n’imaginait un tel jour » : c’est par ces mots que Sihem Ben Sedrine, présidente de l’Instance vérité et dignité (IVD), a ouvert la première audience publique des victimes de l’ancien régime, jeudi 17 novembre, au club Elyssa, lieu public privatisé autrefois par l’épouse du dictateur Ben Ali, dans la banlieue nord de Tunis.

L’événement, retransmis sur plusieurs chaînes télévisuelles en direct, a débuté avec les témoignages de trois mères de martyrs décédés pendant le printemps arabe en janvier 2011. Première à s’exprimer, Ourdi Kadoussi, le visage encadré d’un foulard noir, a raconté les derniers moments de son fils, Raouf Ben Kaddous, touché de deux balles dans le cœur alors qu’il aidait un ami à terre dans une manifestation contre la dictature le 9 janvier 2011. Expliquant que le tribunal militaire avait déjà statué sur cette affaire avec un « manque de sérieux évident » – le responsable s’en sortant avec une condamnation mineure -, Ourdi Kadoussi a déclaré : « L’IVD est notre dernier espoir pour connaître la vérité. »

Plus de 62.000 dossiers

Créée par la loi sur la justice transitionnelle du 24 décembre 2013, l’Instance vérité et dignité couvre un large éventail de crimes, de la violation des droits de l‘homme (torture, viols, meurtres, etc.) à la corruption durant la période allant du 1er juillet 1955 (autonomie de la Tunisie) au 31 décembre 2013 (promulgation de la loi sur la justice transitionnelle). L’objectif est de réhabiliter les victimes, de révéler la vérité sur l’histoire du pays et de mettre en place la réconciliation nationale.

Plus de 62.000 dossiers – plaintes de victimes et « demandes de pardon » d’auteurs d’actes illégaux – ont été déposés. Chaque affaire doit remplir trois critères : les faits ont eu lieu entre le 1 juillet 1955 et le 31 décembre 2013 ; ils ont été commis par l’État ou des personnes qui agissent en son nom ou sous sa protection ; ils concernent des crimes graves ou systématiques.

Les cas présentés lors de cette première audition publique se voulaient représentatifs des différentes violations et couvraient différentes périodes historiques. Ils ont été choisis parmi les dossiers élucidés après une enquête approfondie.

Disparitions, tortures, viols…

C’est une femme qui a ensuite pris la place des mères des martyrs sur les sièges blancs face aux membres du conseil de l’IVD. Latifa Matmati se présente en mémoire de son mari Kamel. Arrêté le 7 octobre 1991, « il est mort dans la nuit qui a suivi, d’une hémorragie interne. Il a été tabassé par les forces de police ». Cette mère de deux enfants n’a appris la vérité que bien plus tard, en 2009. Pendant trois ans, avec la mère de la victime, elle a apporté à manger et des vêtements au commissariat de police de Gabès (au sud-est de Tunis) pour son mari qu’elle croyait en vie. Interrogée sur les réparations qu’elle souhaiterait, la mère de Kamel, Fatma, demande avant tout le corps de son fils pour lui offrir un enterrement décent. « Je souhaite aussi une solution pour ma fille, traumatisée par ce qui est arrivé à son frère, qui ne trouve pas de travail », précise la vieille dame.

Sami Brahem, lui, raconte les sévices subis en prison. Proche des islamistes opposants à la dictature tunisienne, il est arrêté à différentes reprises dans les années 1990. C’est avec pudeur et précaution qu’il évoque, notamment, le 20 mars 1994 : « On nous a insultés, dénudés dans une cour. On nous a poussés les uns contre les autres avec des bâtons. Je ne veux pas entrer dans les détails, mais il y a eu des violences sexuelles. » Il fait une crise de nerfs. Envoyé à l’infirmerie, Sami Brahem souffrira à nouveau : « Le médecin a versé une bouteille d’éther sur mes parties génitales. L’objectif, c’était la castration. » Puis de conclure : « J’ai heureusement eu une fille et un garçon. J’ai vaincu les tortionnaires. » Sami Brahem ne souhaite aucune réparation. Pour lui, « justice a été faite le jour où Ben Ali s’est enfui ». Aujourd’hui chercheur au Centre des études et recherches économiques et sociales, il espère que son témoignage va libérer les autres victimes de tortures. « Je souhaite également des réponses. J’appelle les bourreaux à se présenter, à raconter ce qu’ils ont fait et pourquoi afin que cette période noire soit inscrite dans l’histoire de mon pays. »
Vendredi soir, d’autres victimes ont raconté leurs histoires, laissant apparaître un réel penchant des bourreaux de l’ère Ben Ali pour les violences sexuelles. Ainsi, Jamal Bareket est revenu sur la fin de vie de son frère, Fayçal. En octobre 1991, le jeune homme de 25 ans, militant du mouvement islamiste Ennahdha, est arrêté par la police. Il ne survit pas aux tortures. Les autorités tentent alors de camoufler sa mort par un accident de voiture. C’est les yeux plein de larmes que son frère lit le rapport d’autopsie avant de résumer avec des mots simples : « La mort est liée à un viol avec un objet long de 15 centimètres, une barre de fer. »

Ourdi Kadoussi : cette mère de martyr a été la première victime à s’exprimer jeudi soir. Son fils est mort pendant le printemps arabe, en janvier 2011.

Ourdi Kadoussi : cette mère de martyr a été la première victime à s’exprimer jeudi soir. Son fils est mort pendant le printemps arabe, en janvier 2011.

Des réactions contrastées parmi les Tunisiens

Ces auditions ont provoqué des réactions diverses dans la population tunisienne. Sur les réseaux sociaux, les Tunisiens se disaient choqués par ce déchaînement d’abus sexuels. « Ces audiences sont éprouvantes pour les victimes, douloureuses pour nous et nécessaires pour l’histoire de la Tunisie », écrivait une Tunisienne sur Twitter vendredi soir. Beaucoup s’interrogent : comment la société tunisienne en est-elle arrivée là ?

D’autres se montrent indifférents. À Bab Souika, quartier populaire de Tunis, les hommes étaient au café, comme d’habitude, pour regarder du foot. L’un d’eux déclare, terre à terre : « Ben Ali était un chien. Mais regarder l’émission ne me donnera pas du travail. »

Enfin, l’Instance vérité et dignité doit faire face à des critiques. Six des quinze membres de son conseil ont démissionné ou ont été limogés. Certains accusent la présidente, Sihem Ben Sedrine, d’« autoritarisme », d’autres d’être trop proche des islamistes.

Vendredi, le député Nidaa Tounès (parti présidentiel) Hassan Amri déclarait à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) : « Il faut arrêter cette mascarade. La diffusion des témoignages des victimes consacre la vengeance. » Invités aux auditions publiques, ni le premier ministre Youssef Chahed ni le président Béji Caïd Essebsi ne se sont déplacés. Depuis plus d’un an, le pouvoir en place cherche à retirer la charge des dossiers économiques (pour les cas de corruption) à l’IVD en faisant voter à l’assemblée un projet de loi de réconciliation économique. Le projet est toujours en cours d’élaboration. Sihem Ben Sedrine, présidente de l’IVD, dénonce également un « deep state » (État profond) : « Il y a des fonctionnaires tapis dans les administrations étatiques qui agissent pour que les réformes ne se fassent pas. C’est un système mafieux. L’ancien État n’est pas encore évacué et le nouvel État n’a pas encore tout à fait la main. » Slaheddine Rached, membre du conseil de l’IVD, reconnaît d’ailleurs que le président Béji Caïd Essebsi a lui-même été « désigné par des victimes ». Il s’empresse cependant d’ajouter : « Nous ne savons pas encore quelle est la valeur de ces témoignages. »

Le long processus de l’IVD

Vérifier les témoignages, c’est le travail le plus important de l’IVD. Après la validation de son dossier, le requérant participe à une audience à huis clos. Celle-ci permet de libérer la parole et de recueillir le témoignage qui est enregistré (si les témoins y consentent) à des fins de mémoire. Les employés de l’IVD ont alors pour mission d’identifier le(s) type(s) de violation(s) – 32 ont été recensés -, définissent les besoins (suivi psychologique, social) et enregistrent les demandes de réparations. Celles-ci peuvent être diverses : compensation financière, un travail, retrouver le corps d’un disparu… mais sont souvent symboliques : aveux du bourreau, création d’un lieu de mémoire, d’une journée commémorative…

Après cette phase d’écoute, le dossier passe au service cartographie. « On retrace l’histoire de la Tunisie avec différentes phases par lesquelles est passé le pays. On a ainsi déterminé 18 périodes de violations, comme les émeutes du pain (1983-1984), les grèves de Gafsa (2008)… », explique Manel Abrougui qui travaille dans ce service. Cette mise en commun permet de corroborer (ou non) les témoignages, de les préciser, d’identifier des victimes ou des auteurs de crimes. Ainsi, la cartographie a mis en exergue le fait que la torture du « poulet rôti » (pieds et mains liés autour d’un bâton suspendu, la victime est balancée d’un côté à l’autre en fonction des coups) est apparue après les années 1960 ou que les violences sexuelles étaient quasi systématiques dans la région du Cap Bon (à l’est de Tunis). « On peut aussi voir l’évolution de certains bourreaux. Par exemple, il y en a un qui écrasait les testicules avec un tiroir. On peut retracer son parcours professionnel sur tout le territoire », explique Nouguil Heni qui travaille également au service cartographie.

Sami Brahem a ému toute l’assemblée en évoquant sa période de détention dans les geôles tunisiennes. Il a été le premier à évoquer les abus sexuels parmi les techniques de torture des forces de l’ordre.

Sami Brahem a ému toute l’assemblée en évoquant sa période de détention dans les geôles tunisiennes. Il a été le premier à évoquer les abus sexuels parmi les techniques de torture des forces de l’ordre.

Ensuite, le service enquête instruit les dossiers par groupe de 10 à 20. « Plus c’est lourd, moins le bourreau peut nier », justifie Elyes Ben Sedrine, travaillant dans l’unité des homicides. « Nous ne visons pas les exécutants, mais les hauts cadres. Ce sont des gens qui sont parfois morts, en retraite ou alors toujours en poste. » L’avocat de formation révèle qu’il est souvent difficile d’atteindre les accusés : « Le petit exécutant est protégé de façon à ce qu’il ne soit pas tenté de parler. S’il ouvre la bouche, tout le monde tombe. » Au final, « aucun coupable ne s’est dénoncé concernant des crimes, car cela mènerait à un procès en chambre spécialisée, même si le dépôt d’un dossier à l’IVD pourrait encourager à plus de clémence ».

Beaucoup de lenteurs selon les victimes

Une fois l’enquête réalisée, les dossiers sont dispatchés selon leur contenu. « En cas de faute professionnelle, c’est la commission réforme institutionnelle qui le prend en charge ; pour la corruption, c’est l’arbitrage qui s’en occupe. Les violations massives sont transmises à l’unité d’instruction puis aux chambres spéciales. Mais en réalité, la majorité des dossiers sont liquidés à cette étape : on les envoie à la commission réparation », explique Oula Ben Nejma, la présidente de la commission enquête.

Malgré ce travail qui semble sérieux, des victimes se plaignent de la lenteur du processus. Ainsi, un groupe a tenté d’interrompre une conférence de presse donnée par la présidente Sihem Ben Sedrine, lundi 14 novembre. Hamdoui Sami en faisait partie. Poursuivi par la police, empêché de circuler comme il le souhaitait, cet opposant à la dictature n’a jamais pu trouver un travail stable. Considéré comme un cas d’urgence social, l’homme ne se montre pas tendre envers l’instance : « J’ai déposé mon dossier le premier jour. J’ai le numéro 59 ! Depuis, rien. J’attends. Il y a quelque chose qui cloche, il y a une mauvaise organisation au sein de l’IVD. » 
La direction de l’IVD, elle, évoque l’idée de mettre en place une consultation afin d’« inscrire les réparations dans une approche de développement ». Objectif : transformer l’argent frais des fonds de réparation en ressources pérennes.


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