Pour l’historien Fabrice Montebello, la pensée d’Antonio Gramsci constitue un outil important de philosophie de l’action en faveur de la démocratie et de l’émancipation des masses.
woxx : Cette année, la gauche aligne les anniversaires mortuaires de ses icônes : 40 ans que le Che est mort, 70 pour Gramsci. Est-ce l’occasion de revenir sur un passé plus glorieux ?
Fabrice Montebello: Cela tombait bien par rapport à Luxembourg 2007. Le Clae a réorganisé le site des anciennes aciéries de Dudelange pour son exposition sur les migrations au Luxembourg. En installant le colloque dans ce cadre, nous rendons ainsi hommage à un intellectuel communiste attaché à la promotion collective de la classe ouvrière, même si nous aurons l’impression de nous « adresser » à des fantômes du passé ! Ironie mise à part, il n’était pas évident d’organiser un colloque sur Gramsci dans un pays où il y a une forte hégémonie démocrate-chrétienne et où la tradition communiste a eu une prise plutôt marginale sur le mouvement ouvrier local. Mais je remercie le Fonds national de la recherche d’avoir validé un projet qui demeure avant tout un colloque scientifique, ouvert à tous les citoyens, et non un meeting de propagande politique.
Quel est l’enjeu d’un colloque sur Gramsci ?
Nous souhaitions valoriser une dimension de la pensée de Gramsci négligée jusqu’à présent : ses réflexions sur les industries culturelles (littérature de feuilleton, radio, mélodrame, cinéma) et les liens entre la formation politique des citoyens ordinaires et leur usage de la culture de masse. En France, où l’on a surtout commenté Gramsci pendant la brève parenthèse maoïste des années 1970 à partir de ses réflexions sur l’Etat, on demeure persuadé que l’Etat est le seul rempart contre le marché qui générerait à la fois de la dérégulation sociale et de la médiocrité culturelle. Cette vision théorique et rhétorique du marché, qui caractérise le discours de la
gauche française et celui de certaines élites conservatrices, n’est pas adaptée pour penser le rôle et le fonctionnement des industries culturelles.
Peut-on trouver du bon côté marché, plutôt que du côté de l’Etat?
Certes, l’Etat participe à l’augmentation générale du niveau de scolarité des personnes et contribue de ce fait à la démocratisation culturelle. Mais, nous pourrions dire que les industries culturelles, c’est-à-dire « le marché », ont aussi contribué à leur manière à la démocratisation culturelle. Lorsque Alfred Hitchcock intègre dans « La Maison du Docteur Edwards » une séquence de rêve pensée par Salvador Dali, il fait d’emblée communiquer l’avant-garde artistique avec les foules populaires du cinéma. Sans même parler de la capacité de certaines productions à intégrer et à diffuser un point de vue critique, subversif, voire autocritique. Il suffit de penser à des chansons de rap d’aujourd’hui ou à l’éloge du « streetfighting man » par les Rolling Stones en 1968.
La culture de masse est omniprésente et pourtant, on a peu l’impression qu’elle possède une dimension critique ou subversive. Et comme le mouvement ouvrier ne joue plus son rôle d’encadrement politique des masses, cela devient plus difficile encore.
C’est le paradoxe. Cela devrait être plus « facile » puisque les individus sont plus informés et scolarisés qu’auparavant. Mais comme les citoyens sont mieux informés, ils se construisent leur propre point de vue politique plus facilement qu’avant et sans l’aide d’un parti politique ou d’un penseur.
Les milieux militants de gauche font souvent preuve d’élitisme culturel.
C’est la dimension paradoxale et négative d’un phénomène positif : le prosélytisme culturel. Il s’agit d’une caractéristique centrale du mouvement ouvrier de tradition socialiste, social-démocrate ou communiste : la nécessité d’élever le niveau politique, intellectuel et moral des masses ouvrières en les cultivant. Mais chez les communistes par exemple, cette question culturelle n’était jamais déconnectée de la formation politique et de la conscience de classe. Chez Gramsci, comme chez Benjamin d’ailleurs, et à l’inverse d’Adorno, il y a cette idée que la technique peut contribuer à la démocratisation culturelle, à apporter l’art et la culture aux masses et donc à les former politiquement via le plaisir du divertissement. Aujourd’hui à gauche, notamment en France, le prosélytisme culturel, chez les socialistes ou ce qu’il reste des communistes, s’est transformé en élitisme culturel avec une tendance à donner des leçons de morale au « peuple ». Ce qui explique, en retour, le surnom méprisant de « gauche caviar ».
Est-ce une des raisons pour lesquelles la gauche perd toute influence sur les couches populaires ?
La posture d’indignation morale adoptée par la gauche socialiste française en guise d’action politique a contribué à creuser un écart considérable entre des paroles de « gauche », voire du maximalisme verbal – pensons à un Guy Mollet hier ou Laurent Fabius aujourd’hui – et des actions, in fine, conservatrices. D’où le jugement politique sévère des classes populaires. Paradoxalement, en France ou en Italie, la fonction sociale d’intégration de la classe ouvrière, réalisée en Grande-Bretagne par le Labour et en Allemagne par le SPD a été remplie par le Parti communiste.
En France en tout cas, c’est désormais la droite qui semble être plus proche du peuple.
Ironiquement, en mai 2007, Nicolas Sarkozy, Jean d’Ormesson et Jean-Marie Le Pen ont cité Gramsci, notamment son concept célèbre d‘ « hégémonie », l’idée qu’une société ne se dirige pas seulement par la force contraignante de l’Etat mais par le consentement de la société civile, qui oblige les hommes politiques à un travail de conviction des esprits, comme préalable à toute bataille électorale. Si nous prenons au sérieux la position de Gramsci selon laquelle l’idéologie n’est pas une manière de tromper les masses, mais le terrain sur lequel précisément peut s’élaborer consciemment une interprétation du monde, alors il faut admettre qu’une grande partie des classes populaires françaises ont choisi consciemment un programme politique qui proposait à la fois une protection de l’Etat via un repli identitaire et un « espoir » via la méritocratie individualiste. D’où l’éloge du « travail », valeur fondamentalement communiste, détournée ici de son sens initial et de sa dimension collective. Mais de Guy Môquet à Gramsci, en passant par « les visites d’usine », nous sommes moins en présence d’un paradoxe que d’une manière intelligente de combattre l’adversaire sur son propre terrain.
Mais peut-on faire abstraction de l’engagement politique et révolutionnaire de Gramsci et juste ne retenir que le théoricien, comme certains économistes libéraux le font avec Marx ?
C’est une question importante. Il est difficile d’échapper à des logiques de patrimonialisation culturelle des objets et des grands penseurs politiques. La distance dans le temps achève d’ôter – selon la logique très connue de la « beauté du mort » – toute dimension subversive à des pensées autrefois violemment combattues car considérées comme dangereuses pour l’ordre social et politique existant. C’est vrai avec Marx et Guevara. C’est donc aussi vrai avec Gramsci. Mais la dimension critique et stimulante de la pensée de Gramsci reste d’actualité parce qu’elle continue de tenter de répondre à une question technique, à partir de laquelle s’est construit tout le vieux mouvement ouvrier : comment donner le pouvoir au peuple ? Une question fondamentale, à partir du moment où l’on admet que la « démocratie » est bien le « pouvoir du peuple ».
Finalement, que doit faire la gauche pour recouvrir l’hégémonie culturelle qu’elle semble avoir perdu au profit de la droite ?
Peut-être revenir à des fondamentaux que Gramsci a porté en son temps comme l’idée centrale que la promotion collective vise à l’émancipation de chacun. La lutte pour l’égalité ne doit pas sacrifier la défense de la liberté. C’est pour l’avoir oublié qu’aujourd’hui une partie du mouvement ouvrier doit faire les comptes avec le livre noir du communisme stalinien à l’Est. On ne doit pas pour autant rejeter les anciens idéaux de l’internationalisme prolétarien qui a permis à l’Ouest une promotion et une émancipation réelles de la classe ouvrière européenne. Donc, opposer à la méritocratie individualiste la force des solidarités collectives et à la régression nationaliste et identitaire, comme réflexe primaire à la globalisation, une manière de la contrôler, quelque chose comme la construction d’un espace politique européen.
Fabrice Montebello
Après des études d’histoire à Nancy et Paris III, Fabrice Montebello consacre sa thèse à la « consommation cinématographique en milieu ouvrier » à l’institut universitaire européen de Florence. Il ne quittera pas longtemps le monde universitaire : pendant un an, cet ancien membre de l’union des étudiants communistes et du PCF est animateur socioculturel au Clae. Il est ensuite recruté par l’université de Metz sur un poste d’histoire du cinéma où il finit par intégrer l’équipe de recherche en anthropologie et sociologie de l’expertise.