Au-delà du secret bancaire, le Luxembourg se voit reprocher les opportunités d’évitement fiscal qu’il offre. En plus d’un documentaire français, un nouveau livre anglais sur les paradis fiscaux met en lumière le rôle joué par le grand-duché.
Des « niches de compétence », voilà ce que Jean-Claude Juncker a désigné comme clé de l’essor économique futur du Luxembourg. Les commentateurs ont en général apprécié cette volonté de dépasser les « niches de souveraineté » comme le tourisme à la pompe et le secret bancaire, mais se sont interrogés sur les activités économiques correspondant à ces nouvelles niches. La logistique, un secteur frappé de plein fouet aussi bien par la crise économique que par celle de l’énergie ? Les biotechnologies, où quelques laboratoires de recherche performants sont en concurrence avec de grands clusters universitaires à l’étranger ? Côté technologies de l’information, le tableau est moins sombre, mais c’est surtout une « niche de compétence » – passée sous silence par le premier ministre – qui apparaît comme incontournable : la science des montages de sociétés et de l’optimisation fiscale – autrement dit, la maîtrise des techniques qui permettent aux sociétés de circonvenir les réglementations et de ne payer qu’un minimum d’impôts.
Tel est du moins l’avis de l’expert Nicholas Shaxson qui, dans son livre « Les paradis fiscaux » écrit : « Le Luxembourg a acquis aujourd’hui un statut de `cluster‘ (…) Offrant la gamme complète des services financiers off-shore, il est devenu une sorte de guichet unique pour de nombreux investisseurs qui savent y trouver ce qu’ils cherchent. » C’est ce que semble confirmer le documentaire diffusé récemment sur France 2, mettant en cause, documents à l’appui, le rôle du Luxembourg dans le domaine de l’optimisation fiscale.
L’attitude des autorités luxembourgeoises dans les interviews intégrées au documentaire et lors des interventions subséquentes a été sans surprise. Tout d’abord, on essaye de nier en bloc. « Le Luxemborug n’est pas un paradis fiscal », affirme Luc Frieden. Et, d’après une fonctionnaire des impôts, les « rulings », donc l’imposition des sociétés « à la carte », n’existerait pas, les responsables ne feraient qu’appliquer les barêmes prévus par la loi. Or, de tels arrangements existent dans tous les pays, et le documentaire montre même comment la Grande-Bretagne y a eu recours pour faire revenir une société qui « travaillait » au Luxembourg. Et pourquoi sinon toutes ces entreprises « boîte aux lettres » établies au Luxembourg feraient-elles appel aux services onéreux des sociétés de conseil comme Pricewaterhouse-Coopers (PWC) ?
Forteresse assiégée
Les documents – il s’agirait de 47.000 pages expliquant des montages de sociétés et les flux d’argent entre elles qui sont à la base du documentaire – proviennent apparemment de cette dernière société. Si on peut mettre en doute tel ou tel détail de la présentation ou le caractère racoleur de certaines scènes, les images parlent pour elles-mêmes. Des sociétés boîte aux lettres essayant de simuler une activité réelle avec des bureaux factices, un préposé des contributions directes responsable d’un quantité énorme de dossiers de société… de quoi se poser des questions.
Bien entendu, Frieden a aussi joué sur le sentiment patriotique. En parlant d’« insulte à mon pays », de reportage « tendancieux » et de la facilité avec laquelle on se tourne contre un petit Etat, il suggère que le monde entier nous assiège, et que toute critique de l’intérieur serait trahison. Exercice plus périlleux, il s’est réclamé de sa bonne foi, assurant qu’il souhaitait une harmonisation européenne de l’imposition et rajoutant : « Je ne veux pas vivre aux dépens d’autres pays. »
Occupy Luxembourg !
Autre argument risqué : tous ces arrangements fiscaux seraient strictement légaux. Au vu de la loi luxembourgeoise, sans aucun doute. Aux yeux des autorités fiscales étrangères, c’est moins sûr – mais cela est impossible à vérifier, puisque les montages et les flux financiers ne leur sont pas connus. A moins qu’elles n’accèdent aux fameux documents explicatifs montrés dans le film… Rainer Falk, expert en économie internationale qui en 2009 avait publié une étude abordant l’optimisation fiscale au grand-duché, va plus loin : « Ce qui est légal n’est pas forcément légitime. Il est clair que le Luxembourg joue un rôle central dans les stratégies d’évitement fiscal des multinationales. » Falk n’aime pas le terme d’« optimisation fiscale » – « pour les intérêts des populations en général, ces stratégies ne sont pas du tout optimales », explique-t-il.
En fin de compte, le seul argument des défenseurs du Luxembourg qui tient la route, c’est de rappeler que notre pays n’est pas le seul à offrir des opportunités d’échapper aux impôts dans un autre pays. Le livre déjà mentionné de Nicholas Shaxson permet de mettre dans le contexte le rôle du Luxembourg. Même le chapitre consacré au Luxembourg fait le tour des autres pays considérés comme des paradis fiscaux majeurs de la zone euro : Autriche, Belgique, Irlande, Pays-Bas – sans parler de Londres, présenté comme le centre de la toile d’araignées financière.
Ce livre est la traduction de « Treasure Islands », publié début 2011 et devenu une référence du mouvement « Occupy » anglophone. Il est vrai que la crise financière a créé des conditions propices à la remise en question des principes du capitalisme financier. Dans la foulée de la crise, les banquiers eux-mêmes avaient parfois donné l’impression de ne plus y croire. Depuis, ils ont retrouvé leur assurance et cru pouvoir relancer la course aux profits et aux bonus. Or, la crise de la dette européenne, dans laquelle les vieilles recettes monétaristes et libérales risquent de détruire un continent entier, montre définitivement qu’on ne peut sortir de la crise avec la finance, mais seulement contre elle. C’est face à de tels enjeux qu’une connaissance du contexte, telle que l’apporte « Les paradis fiscaux », est indispensable aux indignés de tous les pays.
Silence brisé
Au sujet du Luxembourg, le livre cite Richard Brooks : « Le Luxembourg est un paradis fiscal, purement et simplement, mais il appartient aussi à tous les grands clubs dont les membres bénéficient d’importants privilèges – comme si le pays n’était pas un paradis fiscal. » Ainsi le grand-duché, ou plutôt les sociétés qui l’utilisent, profite notamment de la liberté d’établissement et de la libre circulation des capitaux, garanties par la loi européenne, pour procéder à l’« optimisation fiscale ».
Le livre revient aussi sur l’affaire de l’étude de Rainer Falk, commandée par le Cercle des ONG de développement, et qui avait fait scandale (woxx 1016). Falk avait estimé que les pertes des pays en développement dues à l’évasion et l’évitement fiscal passant par le Luxembourg étaient supérieures au budget – substantiel – consacré à l’aide au développement. Le lobby financier et le gouvernement avaient fait pression sur les ONG qui ont retiré l’étude. Shaxson a interviewé l’un des protagonistes, le responsable du Cercle de l’époque, Mike Mathias : « Il y a un consensus au Luxembourg : nous ne parlons pas de choses qui pourraient nuire au secteur financier », a estimé Mathias. Il qualifie la menace de Juncker de couper les vivres aux ONG d’« antidémocratique ». Quand Shaxton lui a demandé si aucun parti politique ne mettait en cause la légitimité du secteur financier, Mathias aurait dit « Non, vous êtes fou ? » Entretemps, Mathias est devenu collaborateur chez les Verts, dont la position est devenue relativement critique envers le secteur financier, en plus des attitudes très critiques de Déi Lénk et du parti communiste, bien sûr.
Rainer Falk, interrogé par le woxx, n’estime pas pour autant que grand chose ait changé depuis 2009 : « Le Luxembourg a renforcé sa position et se défend avec toujours les mêmes arguments. » Il insiste sur le rôle des sociétés « special purpose », qui sont des plaques tournantes pour toutes sortes de montages servant à réduire l’imposition. « Il faudrait étudier les flux dans chaque cas » – comme le permettent les documents divulgués dans les films. » Il rappelle que son étude déplorait déjà que trop peu de données soient accessibles. C’est en ce sens qu’il commente la diffusion du documentaire : « Il faut se féliciter si cela permet d’amener un peu de lumière dans le noir. »
Mais ce qui est un sujet délicat pour les banquiers et complexe pour les experts peut aussi être présenté d’une manière plus simple. Diminuer les dettes publiques ? Commençons par faire payer des impôts aux riches et aux multinationales ! Les lobbies et les marchés financiers évoquent des mesures de rétorsion ? Nationalisons les banques, abolissons la finance ! A ce jeu, chaque victoire tactique du lobby financier pour faire échouer réformes et régulations ne fera que renforcer l’indignation et l’hostilité des populations et risque in fine de contribuer à une défaite stratégique.
Les Paradis fiscaux, Enquête sur les ravages de la finance néolibérale, par Nicholas Shaxson, André Versaille éditeur. En librairie.