Art contemporain
 : Ecce homo ludens


La Konschthal expose en ce moment la nouvelle installation « Distance », de l’artiste danois Jeppe Hein. Un mélange du jeu Meccano et des circuits de billes pour enfants en version agrandie.

(Photo : Nuno Lucas da Costa)

« Distance », œuvre patiemment conçue par Jeppe Hein, a intégré récemment la programmation d’Esch 2022, capitale européenne de la culture. Le public n’y verra que du jeu. Dès l’entrée de l’immeuble de la Konschthal, il devra appuyer sur un bouton qui déclenchera le départ d’une boule au diamètre supérieur à celui d’une boule de bowling, qui parcourra des rails incrustés dans tous les coins (excepté les nobles toilettes) de trois des quatre niveaux du centre d’exposition eschois. La minutie de tout le processus est digne du travail du plus fin des horlogers. L’artiste danois et ses assistants ont mis deux semaines à installer toute la structure.

Il convient d’expliquer que Hein a son propre sens de la configuration spatiale. L’installation date de 2004, et certaines des formes étaient préalablement existantes, notamment la spirale métallique visible immédiatement à l’entrée. L’artiste a dû complètement redessiner les plans et recréer de nouvelles pièces adaptables à l’architecture du site. À la fin, ce sont des grands huit, des courbes, des ascenseurs minimalistes et des rails d’acier qui complètent cette installation cinétique d’une longueur totale de 800 mètres. Les boules mettront environ treize minutes à parcourir le trajet, captant l’attention des petits et des grands. Surtout des petits, car comme nous le confie Valérie Tholl, responsable « publics et médiation » de la Konschthal, « l’enfant regarde toujours une expo comme il se doit ». La touche ludique est une marque de fabrique chez Hein. Tholl nous explique que l’artiste danois s’inspire largement du livre « Homo ludens » de l’historien hollandais Johann Huizinga (1872-1945). À Homo sapiens (l’intelligence) et Homo faber (le travail), Huizinga ajoute une troisième catégorie : « Homo ludens » (le jeu). Le but de Hein est de toujours mettre le spectateur au centre de l’œuvre à travers le jeu et de provoquer une interaction sociale bon enfant au sein du public, ainsi que de faire ressortir cet Homo ludens que nous avons en nous. Parallèlement à la note humoristique de l’artiste, on décèle aussi chez lui la volonté de casser les codes conventionnels de l’art muséal statique.

Né en 1974 à Copenhague, Jeppe Hein a au départ une formation de menuisier, à laquelle se sont ajoutées finalement des études d’art. Il a notamment étudié à l’Académie royale des beaux-arts de la capitale danoise et à la Hochschule für Bildende Künste de Francfort. Actuellement, il vit et travaille à Berlin. Il faut dire aussi qu’il a été assistant de l’artiste dano-islandais qu’on ne présente plus, Olafur Eliasson, dont la volonté d’impliquer le public dans chacune de ses expositions est également plus que notoire.

S’insérant dans le cadre d’Esch 2022, cette monumentale structure en métal fait pleinement honneur au statut de « métropole du fer » de cette ville au passé sidérurgique. Cela dit, l’œuvre artistique de Jeppe Hein est à son comble quand la Konschthal est remplie de visiteurs et lorsque plusieurs boules circulent en même temps. Se déclenche ainsi toute une orchestration très particulière de sons et de mouvements. Tout le mécanisme structurel de « Distance » semble ainsi allégoriser le fonctionnement des machines des aciéries lorsqu’elles tournaient encore à plein régime dans un passé pas si lointain. Pour clore cette apologie du métal, le public pourra terminer sa visite au quatrième étage de la Konschthal, en contemplant une quarantaine d’objets de design d’une ribambelle d’artistes contemporains, qui pour leurs créations ont utilisé plusieurs techniques de transformation du métal. Sans être au festival Hellfest, le métal, le vrai, est également le maître de cérémonie à la Konschthal.

(Photo : Nuno Lucas da Costa)

Au final primera la sensation d’une sympathique et artistique expérience foraine. Les cinéphiles, eux, se souviendront bien sûr du film de Gregory Hoblit, « La faille » (2007), et des circuits labyrinthiques géants appartenant au personnage interprété par Anthony Hopkins. Ces objets étaient censés représenter l’intelligence méticuleuse du personnage, capable de détecter la moindre faille de ses contemporains et de manipuler ceux-ci par la suite. Bref, l’expo nous manipule, elle, ludiquement et actionne la mécanique de notre imagination du début à la fin. Le pari de l’interaction avec le public de Jeppe Hein est ainsi pleinement gagné et les enseignements de Huizinga acquis. Pendant treize minutes, voire plus, nous prenons aussi « Distance » avec la guerre en Europe, l’inflation, le réchauffement climatique, la menace de la crise énergétique, la menace de la crise alimentaire dans certaines régions du globe, la énième vague de la covid prévue pour cet automne, etc.

À la Konschthal jusqu’au 4 septembre.

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