Dans les bacs : Tele-Port : Please Disperse

Avec « Please Disperse », le collectif luxembourgeois Tele-Port propose un album free jazz diversifié et roboratif. Compte rendu d’écoute.

Le groupe Tele-Port est composé de Jeff Herr, Zhenya Strigalev, Pol Belardi et Jérôme Klein. (Photo : Mike Zenari)

« Reconnect », la première plage de l’album « Please Disperse », commence par un groove bien balancé qui laisse rapidement une place prépondérante au saxophone. On se croirait revenu, un instant, à la fin du siècle dernier, lorsque cet instrument faisait les beaux jours tant des slows langoureux que des musiques de film énergiques. Mais un instant seulement : très vite, Zhenya Strigalev, saxophoniste londonien qui s’associe dans le groupe à trois Luxembourgeois (l’initiateur du projet Jeff Herr à la batterie, Pol Belardi à la basse et Jérôme Klein au clavier), se libère des contraintes et verse dans un free jazz d’abord mesuré, puis de plus en plus désordonné au fur et à mesure que ses camarades entrent dans la danse. Les notes et les sens explosent ; les retrouvailles qu’évoque le titre du morceau montrent une complicité intacte.

Le nom du groupe Tele-Port est un clin d’œil à une technologie phare de la série « Star Trek », qui permet à l’équipage du vaisseau « Enterprise » de se matérialiser quasi immédiatement sur les planètes faisant l’objet de son exploration. On voit d’ailleurs les quatre compères, sur l’illustration de l’album, prêts à se téléporter dans des rayons de lumière. La métaphore signifie qu’ils entendent emporter leurs auditeurs et auditrices « à des endroits où nul n’est jamais allé » (une allusion au générique de début de « Star Trek »), peut-on lire sur le site de Challenge Records. Peut-être un peu excessif, puisque nous sommes là dans un style free jazz pas forcément inconnu, mais cela représente en fin de compte un joli programme.

Programme d’ailleurs respecté dès le deuxième morceau, « Please Disperse » : véritablement funky, avec un thème très marqué suivi d’un solo, mais qui s’autorise entre-temps des arythmies ainsi que des nappes planantes… tout à fait dignes d’un voyage dans l’espace. Il n’y a pas à dire, Tele-Port sait, dans ses enregistrements de cinq minutes, varier les ambiances et ménager des surprises. En témoigne la troisième plage en forme de ballade, « Cloudjumper ». Ici, la complicité des musiciens est matérialisée par des unissons entre le saxophone, toujours très en avant, et le clavier. On apprécie le son caressant de Strigalev, qui auparavant s’était montré martial ou espiègle, ainsi que les subtiles interventions de Klein, tandis que Herr se révèle imperturbable dans sa conduite du tempo et Belardi quasi nonchalant (dans le bon sens) pour poser de solides bases harmoniques.

Pour interpréter en partie cette complémentarité des membres du groupe, évidente à l’écoute, il suffit de se rappeler que tant Klein que Belardi sont aussi batteurs. De surcroît, les neuf morceaux de l’album ont été composés à raison de trois chacun par Strigalev, Belardi et Herr – Klein écrivait pour sa propre formation peu avant l’enregistrement, ce qui explique son absence à ce poste.

Aspirer à l’inconnu

Le voyage continue avec « Sunny Days in Finchley Central », qui reprend l’ambiance du premier morceau, y ajoutant quelques silences très tendus. Puis vient « Good Morning », nouvelle ballade où la prépondérance mélodique du saxophone ménage un peu de place au clavier et à la basse, la pulsation impassible de Herr offrant comme d’habitude une fondation adéquate à la construction musicale. Le clavier continue son exploration des sons synthétiques à tendance spatiale, voire psychédélique, dans un « Road Trip » empreint d’une réelle dynamique qui pousse les notes vers l’avant, vers cet inconnu auquel aspire le groupe : à chaque plage sa petite surprise rythmique, structurelle ou mélodique. Celle de « Blooper », qui suit, serait alors… son organisation orthodoxe pré-free jazz pour une fois, avec alternance classique de solos de saxophone et de clavier, les instruments se retrouvant mêlés dans la coda.

« TAK » est le seul morceau « long » de l’album, plus de huit minutes au compteur. S’y déploie de façon évidente la souvent discrète – mais véritablement essentielle – panoplie rythmique de Herr, lequel frappe sur force instruments tant pour maintenir le swing que pour mettre en valeur les sonorités variées de sa batterie. On l’attendait après les démonstrations des autres membres, et on en a pour son argent. Le « Refuge » qui clôture cette téléportation ralentit le tempo et commence sur un beau duo de duos, la batterie et la basse tournant autour du clavier et du saxophone dans des unissons étranges. Une étrangeté qui subsistera dans le reste du morceau, sorte d’incursion dans un langage teinté de musique classique contemporaine, aux dissonances duquel s’ajoute l’improvisation. Et ce n’est pas un hasard si les dernières notes se recouvrent d’un voile synthétique évoquant l’éther. « Beam me up, Scotty ! », semble-t-on entendre dans cette conclusion ouverte. Nul doute que les membres de Tele-Port se sont matérialisés dans une nouvelle planète du free jazz, depuis laquelle ils sauront se manifester rapidement.

En attendant, avec ses compositions originales, ses astuces qui permettent de maintenir l’attention tout au long de ses plages, l’utilisation intelligente des sons synthétiques pour varier les ambiances et l’enthousiasme communicatif d’interprètes soudés, « Please Disperse » se révèle un excellent album, où amateurs et amatrices de jazz moderne et conceptuel trouveront tout leur compte.


Tele-Port, « Please Disperse », 
chez Double Moon/Challenge Records.

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