Dans les salles : Dorogie tovarishchi !

Dans son dernier film, Andreï Kontchalovski s’empare d’un épisode sanglant de répression en Union soviétique poststalinienne pour en tirer un drame psychologique brillant, dans un noir et blanc éclatant.

Le monde communiste bien organisé de Liouda s’écroule à la faveur d’un événement traumatique. (Photo : Potemkine Films)

Prix spécial du jury à la Mostra de Venise en 2020, « Chers camarades ! » raconte le massacre de Novotcherkassk, en 1962 : cette révolte dans une usine de locomotives, réprimée dans le sang, a été dissimulée pendant plusieurs décennies. Et à 84 ans, après une longue carrière protéiforme – il a tout de même tourné la superproduction d’action « Tango &  Cash » avec Sylvester Stallone, lors de sa période d’exil aux États-Unis ! –, Andreï Kontchalovski rappelle qu’il faut encore compter avec lui. Son noir et blanc très élégant appuie le contraste entre la noirceur des événements décrits et la lumière de cette petite ville non loin de la frontière ukrainienne ; le format réduit 4/3, au goût rétro, plonge le public tout droit dans les images de l’époque.

Si le massacre de Novotcherkassk constitue l’épisode historique du film, c’est néanmoins sous l’angle du drame personnel que le cinéaste choisit de le traiter. Dès les premiers plans, on fait la connaissance de Liouda, cadre de la cellule locale du parti. C’est à travers son regard que se déroulera l’action. Nostalgique de Staline, elle doit cependant composer à la maison avec un père toujours tsariste, et surtout avec une fille acquise aux revendications des ouvriers et ouvrières réclamant des augmentations, pour compenser les hausses perpétuelles des denrées alimentaires.

La première partie est un habile jeu du chat et de la souris, entre réunions de la cellule de crise et scènes de foule excitée. Tout sépare ces deux mondes que pourtant le socialisme ne devrait pas désunir… il y a, on le sent, quelque chose de pourri en Union soviétique. Réalisation habile, certes, mais pas forcément originale dans son thème ni son traitement. Et c’est là que le vieux briscard Kontchalovski montre la force de son art : la séquence du massacre, époustouflante de vérité et d’horreur, marque le début d’un maelstrom psychologique pour l’héroïne, tout comme elle marque à jamais les vies de centaines de personnes. D’abord, les certitudes communistes de Liouda vacillent lorsqu’elle découvre par hasard qui a vraiment tiré sur la foule. Puis elle se rend compte que sa fille manifestait avec ses camarades. Dès lors, elle va tout mettre en œuvre pour la retrouver, avec l’aide d’un agent du KGB, allant jusqu’à examiner les cadavres à la morgue et identifiant au passage la terrible entreprise de dissimulation déployée par la machine de propagande soviétique. Les taches de sang sont incrustées dans l’asphalte ? Qu’à cela ne tienne, une nouvelle couche cachera les preuves des assassinats. Glaçant.

L’excellente prestation de l’actrice Ioulia Vyssotskaïa est pour beaucoup dans la réussite du film, grâce à sa transformation progressive. D’abord découverte en femme forte et élégante dans le lit de son amant, Liouda va peu à peu se défaire à l’écran, à l’image de ses certitudes. Était-elle si convaincue de la suprématie du socialisme, après tout ? On peut voir dans « Chers camarades ! » l’itinéraire désabusé d’une enthousiaste de la première heure, dont le mari mort dès 1944 était selon elle « un vrai héros » ; mais c’est également à une réflexion qui transcende le destin individuel que nous convie Andreï Kontchalovski. Si on ne peut même plus se fier au socialisme, alors que reste-t-il ? Cette question que pose un personnage, au-delà de son sens littéral et historique dépeint dans le film, invite aussi l’esprit à l’étendre à toute idéologie qui recourt à la propagande pour cacher ses turpitudes. Parsemés au fil des rôles, plusieurs indices montrent les fissures dans la croyance en un dogme. Ainsi, Viktor, l’agent du KGB qu’on croyait sans merci, accepte d’aider Liouda à rechercher sa fille. Il use de ses pouvoirs pour quitter la ville bouclée, alors même qu’il a vu le père de la dirigeante locale en uniforme tsariste. Si espoir il y a, celui-ci viendra des êtres humains… pas des idéologies.

Finalement, le cinéaste ne règle pas seulement ses comptes avec l’Union soviétique, qui l’a contraint à un exil américain avant un retour en 1990 : il émet, en vieux sage qui a goûté aux deux côtés du rideau de fer, un avertissement humaniste. Et il le fait avec une qualité et une conviction qui rendent le film incontournable, dans une offre cinématographique actuelle dominée par les grosses productions.

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