Devoir de vigilance : Listen All Y’all, It’s a Sabotage !

Un rapport de trois ONG européennes décortique les différentes façons des lobbys industriels pour délégitimer les avancées faites concernant le devoir de vigilance – elle cite entre autres la Fedil luxembourgeoise.

Dans les zones grises du lobbying patronal, les droits humains sont marchandés. (© René Bohmer – CEO)

Le devoir de vigilance entend contraindre les entreprises au respect des droits humains et du climat tout au long de leurs chaînes de création de valeur, donc aussi dans leurs succursales et chez leurs fournisseurs. Que l’agenda de la société civile en cette matière ne soit pas au goût des multinationales ne surprendra personne. Pourtant, au lieu d’attaquer ces législations au grand jour, les lobbyistes de ces grands groupes préfèrent rester dans les coulisses pour essayer d’influencer les politicien-ne-s. Être ouvertement contre les droits humains reviendrait à endommager la réputation de ces sociétés durablement, un risque que peu d’entre elles sont encore prêtes à prendre. C’est donc à un vrai exercice de funambule que les grandes marques et leurs lobbys sont en train de s’essayer sous nos yeux : pencher trop du côté de la société civile augmenterait les risques et entraînerait une gronde des actionnaires, trop incliner dans le sens inverse risquerait d’endommager l’image de marque.

Le rapport sorti mercredi de la semaine dernière par les trois ONG Friends of the Earth, Corporate Europe Observatory et European Coalition for Corporate Justice se base sur des informations obtenues directement de la Commission européenne par le biais des « freedom of information requests » − en ce sens, même la machine bureaucratique bruxelloise dépasse le grand-duché taciturne en matière de transparence. Le constat d’entrée est simple : en avril 2020, le commissaire européen à la Justice Didier Reynders a mis en avant l’idée d’une initiative législative européenne pour avancer vers un devoir de vigilance pour toutes les entreprises européennes. Pour les ONG, cela prouve que des années de mesures « volontaires » en matière de mesures « corporate social responsibility » ont été un échec que la Commission reconnaît.

Pierre Gattaz à la manœuvre

La principale organisation dans le viseur du rapport est Business Europe, une métaorganisation patronale qui existe depuis 1958, présidée par l’ancien chef du Medef français Pierre Gattaz, et dont la Fedil est membre. Opposée à l’idée d’une telle législation, Business Europe a essayé de la contrer activement dans une première phase en mettant en avant les risques pour la compétitivité des entreprises européennes. Puis, le lobby a essayé de diluer les revendications de la société civile, notamment en demandant des clauses dites « safe harbour » − qui exempteraient les firmes de toute requête si elles n’étaient pas directement responsables des crimes contre les droits humains commis dans leur chaîne de valeur. Un autre argument est partiellement perfide : de telles lois empêcheraient des investissements dans des pays du Tiers Monde. Ce qui revient à admettre qu’investir dans cette région de la planète équivaut à ne plus être tellement regardant sur les droits humains…

D’autres lobbys comme AIM (l’association des marques européennes) ou Amfori essaient une approche moins offensive en apparence. Au lieu de contrer les avancées, elles se font passer pour intéressées tout en proposant des mesures qui dilueraient totalement le propos d’une législation efficace sur le devoir de vigilance. Des comptes rendus obtenus par la direction générale Justice de la Commission européenne ressort par exemple qu’AIM (qui représente des géants comme Coca-Cola, Danone, Mars ou encore Nestlé et Unilever) a tenté de pousser les responsables politiques vers une législation qui motiverait les entreprises en les récompensant si elles respectent les droits humains – tout en insistant sur le fait qu’il faudrait limiter les possibilités de poursuite à des « atteintes sévères contre les droits humains » et seulement si elles concernent les compagnies elles-mêmes ou celles contrôlées par la maison-mère. Donc, diluer les conséquences d’un devoir de vigilance au maximum tout en gardant une belle façade.

Certaines sociétés ne rechignent pas à des actions « subversives » pour faire avancer leur contre-agenda. Ainsi, Bayer a sponsorisé un débat politique sur la plateforme Politico, où ses patrons se sont invités pour exposer leurs idées. Mais la Fedil (Fédération des industriels luxembourgeois – aussi membre de Business Europe) est aussi citée. Elle aurait incité ses membres à répondre à la pétition citoyenne européenne « Raise your voice to hold business accountable » dans un effort « de contrebalancer l’initiative des syndicats et ONG » à l’origine de la pétition. La fédération aurait encouragé ses adhérents à répondre négativement à la question de savoir si oui ou non l’Union européenne devrait développer un cadre légal de devoir de vigilance. Contacté par le woxx, René Winkin, le directeur de la Fedil, ne le nie pas : « Ce n’est pas tout à fait exceptionnel, quoique nous ayons tenu à réagir à cette pétition, car les syndicats et les ONG mobilisaient massivement, et cela par le biais de réponses pré-écrites envoyées à leurs bases. Ce qui leur permet d’avancer très vite. Mais nous n’avons pas envoyé de réponses pré-écrites à nos membres », précise-t-il. De toute façon, les efforts de la Fedil n’auront pas payé : la pétition est close et 145.173 citoyen-ne-s européen-ne-s se sont exprimé-e-s en faveur d’un devoir de vigilance.

La Fedil à l’assaut d’une pétition citoyenne européenne

Winkin persiste aussi dans l’opposition totale de la Fedil à une loi nationale luxembourgeoise sur le devoir de vigilance, telle qu’elle est préconisée par l’étude récente commandée par le ministère des Affaires étrangères : « Ça ne fait aucun sens d’avancer en cavalier seul dans cette affaire », poursuit-il. « Il faut attendre que l’Europe s’en charge. » Et de renvoyer vers les initiatives de l’Institut national pour le développement durable et la responsabilité sociale des entreprises (INDR), un regroupement patronal promouvant la « corporate responsibility » volontaire des entreprises. Donc justement des efforts que tant la société civile que la politique voient comme insuffisants.

Et il se pourrait que la Fedil et d’autres acteurs patronaux luxembourgeois comme l’UEL doivent changer de cap. Selon des personnes proches du dossier, il y aurait une volonté politique manifeste à avancer vers une législation nationale, et ce cette année même. Le groupe interministériel chargé du dossier aurait lui déjà commencé ses travaux. Motivés par ou craignant la grogne de la société civile, ce seraient les Verts qui auraient poussé à l’action leurs partenaires de coalition indécis (LSAP) ou sceptiques (DP) à augmenter la pression.

Nick Youngson CC BY-SA 3.0

La société civile luxembourgeoise, regroupée pour cette cause dans l’Initiative pour un devoir de vigilance – qui regroupe une large coalition de syndicats et d’ONG – est aussi interpellée par ce rapport : « La Fedil peut guider ses membres concernant les réponses à donner à la consultation de la Commission. Par contre, ce que nous trouvons inquiétant, c’est que la fédération se positionne contre une législation nationale en se disant en faveur d’une législation européenne, alors que finalement, elle semble opposée à toute option législative. Notre initiative est en contact avec plusieurs entreprises au Luxembourg qui sont en faveur d’une avancée au niveau législatif », nous fait savoir sa porte-parole. « De manière générale, nous constatons, et ce au niveau de plusieurs pays européens, que ce sont surtout les chambres et les organisations patronales qui freinent. »

Dans ce contexte, il est peut-être intéressant de savoir qu’effectivement une bonne trentaine d’entreprises luxembourgeoises se sont publiquement prononcées en faveur d’une loi nationale sur un devoir de vigilance, et pas des moindres, comme Luxlait. Par contre, aucune de ces entreprises n’est membre de la Fedil, ni a été labellisé par l’INDR.

Le 8 juillet au Casino de Bonnevoie aura lieu une conférence suivie d’une table ronde sur le thème « Respect des droits humains et entreprises » – plus d’infos sur astm.lu

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