Facturation électronique : Ça se complique

Selon le ministère de la Digitalisation, toute asbl financée majoritairement par l’État tombe sous la législation des « pouvoirs adjudicateurs » et serait donc obligée de n’accepter dorénavant que des factures électroniques. Une absurdité qui se base sur une lecture très étroite, mais pas nécessairement juste d’une loi passée quasi inaperçue.

Le ministre libéral délégué à la Digitalisation, ici lors du « Symposium pour une transition réussie vers la facturation électronique » fin février 2023, devra bien un jour expliquer sa définition de la société civile. (© Emmanuel Claude, pour la Chambre de commerce)

Le mois de mars 2023 restera certainement gravé dans les annales de la société civile luxembourgeoise. Au stress habituel des clôtures de comptes, des remises de rapports aux bailleurs de fonds et de la tenue des assemblées générales subséquentes s’est ajouté cette année un cadeau de l’État plus qu’empoisonné : la facturation électronique, ou e-facturation, obligatoire depuis le 18 mars.

Surprise ? Pas exactement, car la loi qui définit les dispositions de l’e-facturation a été votée depuis un moment, le 2 décembre 2021 plus précisément, et ceci à l’unanimité des député-es. Mais il est vrai que ce vote s’est fait d’une façon plus que discrète. Il apparaît maintenant que le législateur et probablement aussi l’auteur du texte n’étaient pas conscients que les dispositions d’une loi qui oblige les « pouvoirs adjudicateurs » à n’accepter à l’avenir que des factures électroniques − de surcroît sous un format et via un réseau de validation spécifiques − allaient obliger la moindre asbl dont les ressources proviennent en majorité de deniers publics à se plier au même exercice. Du moins, les documents parlementaires sur lesquels se basaient les débats ne faisaient à aucun moment état d’une telle possibilité.

Les discours à la chambre allaient tous dans le même sens : la digitalisation de la facturation entre acteurs économiques est une phase importante sur la voie de la digitalisation de l’économie en général. Comme une première loi de 2018 s’était avérée inefficace, il fallait marquer le pas et forcer au moins l’État et les acteurs publics à n’accepter que des factures remises électroniquement. Ce ne serait que dans une seconde phase et via une autre loi que la facturation entre les acteurs économiques privés − le business-to-business − serait imposée. Dans un avenir encore plus éloigné, elle le serait éventuellement à toute activité économique.

La société civile, à travers notamment ses nombreuses asbl, était certes avertie qu’il faudrait dorénavant s’organiser pour envoyer ses factures électroniquement à l’État. Mais ce n’est que depuis la tenue d’un webinaire une semaine avant la date fatidique que les associations, du moins de la sphère culturelle, ont appris que celles d’entre elles qui dépendent majoritairement de financements publics sont elles-mêmes considérées comme acteurs publics.

Le bon sens d’une classe politique qui se ressaisit d’une erreur de parcours fait défaut.

En effet, ce n’est pas la loi de décembre 2021 qui précise ce qu’on doit comprendre sous « pouvoir adjudicateur public ». Ce concept imprononçable pourrait paraître à la première lecture comme émanant d’une nomenclature juridique parfaitement évidente à tous les acteurs concernés. Personne ne s’est donc donné vraiment la peine d’en retracer la définition. Il faut effectivement rechercher dans les textes antérieurs pour savoir que ce concept plus général comprend aussi les « organismes de droit public », c’est-à-dire « tout organisme présentant toutes les caractéristiques suivantes : (i) il a été créé pour satisfaire spécifiquement des besoins d’intérêt général ayant un caractère autre qu’industriel ou commercial ; (ii) il est doté de la personnalité juridique ; et (iii) soit il est financé majoritairement par l’État, les communes ou par d’autres organismes de droit public, soit sa gestion est soumise à un contrôle de ces autorités ou organismes, soit son organe d’administration, de direction ou de surveillance est composé de membres dont plus de la moitié sont désignés par l’État, les communes ou d’autres organismes de droit public ».

Selon l’interprétation du ministère de la Digitalisation, une asbl active dans des domaines d’intérêt général et financée à plus de 50 pour cent par l’État tombe sous cette définition. Elle devient donc un acteur public comme tout ministère, toute administration ou tout établissement public. Il existe certes des asbl créées « pour satisfaire spécifiquement des besoins d’intérêt général » par l’État ou les communes dont l’un comme les autres gardent le contrôle. Mais cette interprétation est élargie à toute sorte d’asbl actuellement cofinancée majoritairement par l’État, même si son origine et ses organes de décision se trouvent complètement séparés de la sphère publique. Que l’État soutienne largement certains des projets et programmes réalisés par ces associations n’en fait pas des acteurs complètement sous sa tutelle. Beaucoup d’entre elles gardent même des activités à part, parfaitement étrangères aux conventions qui les lient avec l’État.

Actuellement, des lettres, des avis juridiques et des contre-avis s’échangent entre certains des acteurs de la société civile et le ministère de la Digitalisation. Les différents ministères de tutelle qui ont des conventions avec ces asbl rappelées à l’ordre se taisent pour l’instant. On attend plutôt de savoir qui va gagner cette lutte aux allures purement juridiques, alors que le bon sens d’une classe politique qui se ressaisit d’une erreur de parcours fait défaut.

Si rien ne change, bientôt, le vendeur de glaces envahi par des gosses en fin de sortie collective d’un foyer de jour devra se doter de tout un appareillage digital avant de pouvoir servir les douceurs tellement prisées… les moniteurs-trices employé-es par l’asbl qui gère l’institution en question étant obligé-es de solliciter d’abord l’établissement d’une facture électronique.


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